Depuis près de 1000 ans, le roman se codifie et ne prend sa forme moderne qu’au cours du XVIIᵉ siècle. Retour sur un pan essentiel de l’histoire de la littérature.
C’est un marronnier de l’actualité : à chaque rentrée littéraire, des centaines et des centaines de nouveaux romans envahissent les étals des librairies. Un fait devenu banal, mais qui nous ferait presque oublier que le roman n’est pas une discipline littéraire aussi ancienne qu’on peut le penser. Dès l’invention de l’écriture, nous avons couché des histoires sur le papier, sur des manuscrits ou dans la pierre, certes. Mais la forme romanesque telle que nous la connaissons, elle, remonte plutôt au XVIIᵉ siècle.
Du roman grec au roman baroque
L’apparition d’une littérature de divertissement, ne se rattachant pas à des mythes, des épopées ou à des contes moraux ou religieux est attestée dès le Ier siècle avant notre ère et apparaît dans un monde grec récemment conquis par l’Empire romain. Cependant, les « fictions » de Longus, de Chariton d’Aphroside ou encore d’Héliodore d’Emèse ne sont qu’une poignée à nous êtres parvenues et sont encore loin de ressembler au roman tel que nous le connaissons. Plus proches d’épopées homériques, elles présentent des récits assez peu structurés mettant invariablement en scène des héros parfaits en proie à des péripéties improbables.
Une littérature de fiction qui ressurgira tout au long du Moyen-Age sous diverses formes : le roman arthurien et ses aventures mêlant magie, religion, poésie et chevalerie. Le roman de chevalerie médiévale et ses aventures édifiantes, consommé par les jeunes gens et les demoiselles, un genre qui sera pastiché dans le Don Quichotte de Cervantès. Puis, c’est au tour du roman picaresque, fenêtre d’ouverture sur le monde mettant en scène des voyages de jeunes gens à travers l’Europe, de gagner en popularité.
Néanmoins, c’est à la fin du XVIᵉ siècle que le genre romanesque va commencer à se structurer et à se codifier, notamment grâce à l’héritage de grands précurseurs comme Joanot Martorell ou François Rabelais. Le roman baroque se développe au sein des cours européennes, particulièrement en France, en Espagne et en Angleterre. On y suit des aventures plus réalistes, plus structurées, et des personnages mieux définis et à la psychologie plus profonde. Petit à petit, le style se détache définitivement du conte moral et du théâtre, et des sous-genres (comme le « petit roman », centré sur des histoires plus intimes et moins épiques) apparaissent et diversifient l’offre.
Une popularité qui explose au siècle des Lumières
Avec les progrès de l’instruction et de l’imprimerie, le nombre de livres en diffusion en Europe explose au XVIIIᵉ siècle. Le nombre de lecteurs aussi, beaucoup étant avides de fictions et de nouvelles histoires. C’est particulièrement vrai en Angleterre, pays en avance sur ses voisins en matière d’alphabétisation des classes moyennes et de la bourgeoisie. Tout au long du siècle, les Britanniques vont ainsi façonner le roman tel qu’on le connaît aujourd’hui, sous sa forme la plus classique : une intrigue linéaire et chapitrée, une galerie de personnages bien définis, des rebondissements s’inscrivant dans une intrigue plus générale, un ton relativement constant du début à la fin, et des dialogues ouverts par des guillemets et séparés par des tirets cadratin.
La grande époque du roman anglais crée des genres littéraires entiers, comme le roman d’aventures (Robinson Crusoë, de Daniel Defoe), le roman épistolaire (Pamela ou la vertu récompensée, de Samuel Richardson) ou encore le roman sentimental (Amelia, d’Henri Fielding). Le genre va alors essaimer dans les cours d’Europe et le roman « à l’anglaise » va petit à petit devenir le roman tout court. Les premières grandes plumes du genre apparaissent en France dans la seconde moitié du siècle des Lumières. Diderot choque ainsi son époque avec La Religieuse en 1780, et Bernardin de Saint-Pierre publie notamment son Paul et Virginie en 1788. Il se publiera ainsi près de 2000 romans tout au long du XVIIIᵉ siècle en France, avec une augmentation constante des tirages.
Néanmoins, on ne peut pas encore alors parler d’industrie romanesque : si le genre s’est structuré et codifié, il n’y a pas encore à proprement parler de marché de masse (trop peu de gens savent lire), et pas à proprement parler d’éditeur au sens moderne du terme (ce rôle étant assuré par les imprimeurs et les libraires). À partir de la Révolution française, cependant, les choses vont s’accélérer grâce à un allié de poids : la presse.
Le roman-feuilleton ancre le roman dans les habitudes quotidiennes
Entre 1790 et 1840, bien que l’école ne soit pas encore obligatoire, la naissance d’une classe moyenne et bourgeoise importante dans presque tous les pays d’Europe va densifier le nombre de personnes sachant lire et écrire couramment. En parallèle, alors que les informations n’ont jamais circulé aussi vite et que les coûts d’impression n’ont jamais été aussi bas, une abondante presse quotidienne et hebdomadaire se développe.
Pour se distinguer de leurs concurrents, les journaux rivalisent d’astuce : publicités, faits divers, illustrations ou récits de voyage se multiplient. Mais, à partir des années 1840, plusieurs titres ont à peu près en même temps l’idée de génie de publier régulièrement des chapitres de récits à suivre, une manière extrêmement efficace de fidéliser le lectorat et de vendre des abonnements : le roman-feuilleton est né ! C’est l’émergence de Balzac, Dumas, Hugo, Eugène Sue ou Auguste Maquet, autant de signatures prestigieuses qui vont livrer certaines des plus grandes fresques de la littérature classique.
Mais, indépendamment de ces grands noms, c’est aussi l’époque où la lecture de romans va s’ancrer dans le quotidien de nombre d’Européens, et pas seulement d’Européens lettrés ou éduqués, puisque les journaux étaient souvent lus à voix haute et partagés entre des lecteurs et des auditeurs. Au point que l’on voit rapidement apparaître de nouvelles hiérarchies au sein même du genre, avec la désignation péjorative de « roman populaire », attestée dès le milieu du XIXᵉ siècle pour désigner la littérature policière, sentimentale ou sensationnaliste.
Une forme classique plusieurs fois bousculée
Dès lors, le genre romanesque va épouser les évolutions de l’histoire de l’art et ce « genre roi » de la littérature va régulièrement être confronté à des auteurs et des autrices cherchant à le dynamiter et le réinventer. C’est notamment ce qui se passera dans les années 1920 et 1930 avec les romans dadaïstes puis surréalistes, puis dans les années 1950 avec le Nouveau Roman. Sous la plume de Robbe-Grillet, Michel Butor, Nathalie Sarraute ou Marguerite Duras, des romans paraissent et se revendiquent « sans sujet », « sans intrigue » ou « sans narration », bousculant les conventions d’écriture figées depuis deux siècles.
C’est aussi l’époque de l’émergence de la littérature dite « de genre » ou « de l’imaginaire », qui va réintroduire une forte dose d’imagination et de mythologie dans le roman : le fantastique, puis le merveilleux, qui donneront eux-mêmes naissance à la science-fiction et à la fantasy dans la première moitié du XXᵉ siècle.
C’est sans doute rétrospectivement ce qui frappe quand on se penche sur l’histoire du roman dans son ensemble. À partir du moment où la forme s’est plus ou moins consolidée aux alentours des années 1750, toutes les tentatives de renverser la table et de tout réinventer ont surtout fini par s’ajouter à l’éventail des possibles : la littérature de l’imaginaire cohabite désormais pleinement avec la littérature intimiste, surréaliste, sociale ou policière. Une balade dans n’importe quelle librairie suffit à s’en convaincre.