30 ans après la publication en France du légendaire Dragon Ball, retour sur les pionniers qui ont fait débarquer les bandes dessinées japonaises en France dès la fin des années 1960.
Il faut commencer par rappeler une évidence : si la pop culture japonaise a pris une place aussi centrale en France, c’est d’abord grâce à l’animation japonaise. Diffusée sur nos écrans dès la fin des années 1970 dans des programmes tels que Récré A2 puis Le Club Dorothée, la japanime a probablement créé une partie du lectorat adulte toujours actuellement friand de mangas.
Mais les bandes dessinées japonaises, elles, ont eu beaucoup plus de difficultés à pénétrer un marché éditorial français longtemps peu disposé à importer de nouveaux titres. Il faudra l’énorme succès de Dragon Ball chez Glénat à partir de fin 1993 pour créer un marché qui représente désormais un livre sur sept vendu dans notre pays. Cependant, bien avant le titre-fleuve d’Akira Toriyama, on a constaté de nombreuses autres tentatives d’importer la BD japonaise en France.
Des magazines de judo au Cri qui tue
La première publication connue d’un manga en France a tout l’air d’un hasard, voire d’un accident : entre 1969 et 1973, l’éditeur Henri Plée publie dans le magazine sportif BUDO Magazine Europe, consacré majoritairement à la pratique du judo, plusieurs nouvelles de l’auteur de mangas de samouraïs Hiroshi Hirata. Une publication qui passe complètement inaperçue à l’époque.
Il faudra attendre une dizaine d’années avant que des mangas reparaissent en Europe. En juin 1978, quelques semaines avant le débarquement d’un certain Goldorak sur les écrans, paraît le premier numéro du Cri qui tue. Cette revue, plutôt adressée aux adultes, traduit et publie des récits majeurs du manga des années 1970, dont le légendaire polar Golgo 13 de Takao Saito.
On doit ce magazine éphémère (seulement six numéros) à un expatrié japonais en Suisse, Atoss Takemoto et à un éditeur vaudois au nez creux : Rolf Kesserling. Le Cri qui tue a cessé de paraître en 1981 malgré un petit succès d’estime dans le milieu de la BD, en particulier à cause de problématiques de diffusion et à un différentiel trop important entre les monnaies suisses et françaises. Une fois de plus, la publication de mangas s’interrompt, à l’exception de quelques publications sporadiques d’albums sous format cartonné des éditions Takemoto.
Tentatives de percée et contrefaçons
L’immense succès des séries d’animation japonaise à la télévision dans les années 1980 ne génère donc pas vraiment d’appel d’air éditorial. Les premières tentatives de republier du manga à cette période se heurtent à un produit encore mal identifié, des traductions et des adaptations hasardeuses et une méconnaissance des éditeurs du marché japonais. En 1983, la maison d’édition Les Humanoïdes Associés publie le célèbre Gen d’Hisroshima dans sa collection « Autodafé », sans grand succès.
Il faut dire que cet éditeur, comme Takemoto, se hasarde surtout à publier des récits de type gekiga, du manga sérieux et sombre à destination des adultes. Les seules productions à atteindre leur public à cette époque le seront dans la revue Mutants. Mais on parle ici de mangas… pornographiques.
Un certain décalage est perceptible avec ce que les chaînes de télé diffusent en matière de japanime : des séries pour enfants, de la science-fiction pulp et des comédies. Des éditeurs opportunistes, constatant l’insuccès des traductions « sérieuses » de manga, vont alors tenter une approche aussi différente qu’en dehors des clous de la loi. Dès 1980 paraissent ainsi des quantités d’albums colorisés à la va-vite mettant en scène Candy, Albator ou encore Astro, en dehors de tout accord des ayants droit d’origine.
Ces albums, qu’il était possible d’acheter notamment aux opportunistes éditions Téléguide, ne respectaient pas particulièrement ni le découpage, ni le ton, ni les scénarios des récits d’origine, et étaient augmentés et enrichis de jeux et de coloriages pour les enfants. Des romans « inédits » mettant en scène les personnages de Candy Candy paraîtront même à la Bibliothèque Rose, sans l’accord de la mangaka ni de l’éditeur japonais. Les années 1980 donneront ainsi une assez mauvaise image du milieu éditorial français du point de vue nippon. Le monde du livre hexagonal y est alors perçu (à juste titre !) comme peu scrupuleux des droits d’auteur et présentant un potentiel commercial faible.
Structuration le marché du manga
Il faudra attendre le tout début des années 1990 pour observer un dégel de la situation avec la constitution d’un véritable embryon éditorial de ce qui deviendra le marché du manga. C’est notamment l’époque de la publication du Akira de Katsuhiro Otomo chez Glénat, le premier véritable succès du genre en France.
Nous sommes alors au faîte de la popularité de la japanime en France : les émissions télévisées se multiplient à ce sujet (Le Club Dorothée, Télévisator 2, Youpi ! L’école est finie, Chalu Maureen) et les éditeurs de cassettes vidéo poussent comme des champignons.
Une nouvelle génération de lecteurs et d’éditeur va ainsi arriver sur le marché et fonder des fanzines et des revues pour partager la « culture manga » : Mangazone en 1990, Animeland en 1991, Kameha en 1994, etc. Cette fois-ci, le marché semble mûr pour accueillir des bandes dessinées japonaises : de fait, le catalogue disponible passe de six titres à plus de 150 entre 1991 et 1996, soit une offre multipliée par 25 en cinq ans. Cette première vague, très remarquée dans un marché de la BD alors assez stagnant, refluera légèrement à la fin des années 1990 avant de reprendre de plus belle pour ne plus jamais cesser de déferler.
De nombreux éditeurs se lancent alors dans l’édition « sérieuse » de manga : outre Glénat qui parvient à sécuriser les droits de Dragon Ball fin 1993 et Les Humanoïdes Associés, c’est au tour de la librairie Tonkam de se lancer en 1994, puis des très éphémères éditions Kodansha France, qui publient la seule version officielle de Candy Candy à ce jour.
Ultime coup de pouce à cette industrie naissante : à partir de 1997, les séries d’animation japonaise disparaissent progressivement des écrans français, sur fond de polémiques et d’une véritable « vague anti-manga » qui épargnera relativement le secteur papier. Les lecteurs se rabattent donc massivement sur la lecture de bandes dessinées. Et 30 ans après le démarrage enfin réussi de cette industrie, une cinquantaine d’éditeurs se partagent ainsi un marché de 75 millions d’exemplaires écoulés en 2023.