Ruchira Gupta est sans aucun doute l’une des personnes les plus inspirantes que nous avons rencontrées. Journaliste et activiste indo-américaine, elle lutte contre le trafic de petites filles indiennes, que ce soit avec son documentaire (pour lequel elle a reçu un Emmy Award) ou l’ONG qu’elle a créée. À l’occasion de la parution de son livre jeunesse Girls Bazaar, elle a accepté de nous partager son expérience passionnante.
Toutes les interviews commencent toujours de la même manière : de brèves présentations, des remerciements, puis le lancement de l’enregistrement avec la première question. Cependant, Ruchira Gupta n’est pas de cet avis. Avant même que l’on appuie sur le bouton “REC”, l’activiste nous demande dans un sourire de parler de nous, de ce que nous faisons, ce que nous aimons, ce que nous pensons…
Dès les premières minutes, celle qui a reçu un Emmy Awards et les insignes de chevalière de l’ordre national du Mérite en récompense de son travail donne le ton et nous prouve une fois de plus qu’elle aime et s’intéresse profondément aux autres. Cette philanthropie l’a poussée à lancer sa propre ONG, qui lui a permis de sauver 20 000 jeunes filles, d’aider à l’arrestation d’une soixantaine de trafiquants, de faire voter par les Nations unies un nouveau protocole d’aide aux victimes et de traque des prédateurs, et d’écrire un livre qui s’inspire de toutes ces histoires.
Vous avez tourné un documentaire sur le trafic des petites filles indiennes, puis créé une ONG avec laquelle vous vous êtes battue pour sauver ces enfants. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous lancer dans ce combat ?
J’ai commencé en tant que journaliste, je faisais une enquête au Népal. Je me suis rendue dans des petits villages et j’ai réalisé que de nombreuses jeunes filles avaient disparu. Cette situation m’a beaucoup intriguée, donc j’ai décidé d’interroger un homme du coin à ce sujet. Il m’a répondu : “Elles sont toutes à Mumbai, à 40 km d’ici.” Je le rappelle : on était dans un tout petit village de l’Himalaya, donc je ne comprenais pas la cause de ces disparitions et de ces mouvements.
J’ai donc fait des recherches et suivi ce fil rouge, qui m’a emmenée dans les zones de prostitution, en Inde. J’ai vu des petites filles dans des cages, qui étaient prostituées dans des lieux horribles et glauques. Ça m’a beaucoup énervée et attristée, j’en ai même pleuré. Je me suis dit que je devais agir, donc j’ai réalisé un documentaire, qui m’a valu un Emmy Awards. Quand je me suis retrouvée sur scène pour recevoir le prix, je pensais à toutes ces femmes qui me demandaient de l’aide pour leurs filles. J’ai décidé d’utiliser cette récompense non pas pour faire une carrière de journaliste, mais pour lancer mon organisation.
Qu’avez-vous vu, vécu et ressenti lors du tournage de votre documentaire et de vos missions pour votre ONG ?
Je suis passée par de nombreuses émotions. La première que j’ai ressentie, c’est la tristesse. La violence de la situation m’a fait pleurer, mais je me suis dit que mes larmes n’aideraient personne. Je devais simplement agir. J’ai donc décidé de raconter leur histoire pour briser le silence. Ensuite, j’ai ressenti de la peur. Quand je me suis rendue sur le terrain, j’ai découvert des maisons de prostitution à Mumbai et j’ai rapidement réalisé qu’il y avait des criminels partout. J’y suis allée toute seule, sans la police, mais c’était dangereux. J’ai même été menacée de mort.
Un jour, un homme m’a provoquée avec un couteau et m’a clairement dit qu’il allait me tuer. Finalement, j’ai été sauvée par les mères des filles prostituées, qui se sont interposées entre nous. Il a laissé tomber, parce que ça lui paraissait plus difficile d’assassiner 23 personnes plutôt qu’une. Après la peur, il y a eu la colère. Je me suis posé de nombreuses questions : “Comment ces situations peuvent-elles encore perdurer, en 2024 ?”, “Pourquoi est-ce que ça se déroule dans mon pays ?”, “Pourquoi des filles sont-elles vendues ou se retrouvent-elles dans des cages, à 13 ans ?”…
Petit à petit, mon travail avec cette communauté est devenu très agréable et je me suis prise au jeu. J’ai lancé mon organisation, j’ai loué une pièce dans le quartier chaud de la prostitution, j’ai dû trouver un professeur pour pouvoir donner des cours, j’ai noué de nouvelles amitiés… Grâce à elles, cette expérience est devenue plus légère et cette solidarité entre femmes était très inspirante. J’ai aussi commencé à ressentir de la fierté et de la liberté – j’avais l’impression de changer le monde –, mais aussi de l’impuissance.
« En 22 ans, on a vu nos élèves intégrer des universités, devenir médecin, policière… »
Ruchira Gupta
Par exemple, on a aidé une femme à lancer son propre business pour qu’elle puisse sortir de la prostitution. Elle vendait des ballons sur la plage, mais des personnes sont venues tous les éclater. On a aussi été confronté à la disparition de jeunes filles qui étaient dans ma classe et qu’on n’a plus jamais revues. Mais, d’un autre côté, il y en a aussi beaucoup qui réussissent. J’ai lancé cette ONG en 2002 et, en 22 ans, on a vu nos élèves intégrer des universités, devenir médecin, policière… Ces parcours donnent de l’espoir et renforcent notre conviction.
Vous avez donc rencontré beaucoup de femmes et de jeunes filles. Quelle histoire vous a le plus marquée ?
Toutes les histoires que j’entends sont uniques et me touchent à des moments différents, mais je peux vous partager deux expériences qui me viennent en tête. La première concerne Meena, une jeune fille qui a été kidnappée à 9 ans et qui a été prostituée. Elle a eu quatre enfants, elle a essayé de s’échapper à plusieurs reprises, mais en vain.
En fait, ses petits étaient gardés en otage pour l’empêcher de fuir. Un jour, elle a fait le choix de prendre deux de ses enfants, de sauter par la fenêtre et de laisser les autres. Elle a rejoint notre association et nous a demandé de retrouver ses bébés. Je me suis dit qu’elle avait vécu une situation très difficile et qu’elle était extrêmement courageuse d’avoir pris cette décision. Au final, ses deux plus jeunes filles sont allées à l’université, elles ont été diplômées et elles sont devenues championnes de kung-fu.
La deuxième concerne une adolescente de 12 ans qui m’a demandé de l’aide pour sa maman, car un homme la contrôlait. Je lui ai dit que l’une des façons de la sauver, c’était de devenir quelqu’un, de rester à l’école, d’apprendre et d’étudier. Finalement, elle a fait des études en sciences politiques et elle a eu son diplôme. Aujourd’hui, elle travaille, elle a un salaire et elle héberge sa mère dans son appartement.
Vous avez été confrontée à des situations très difficiles. Comment parvient-on à garder foi en l’humanité quand on voit toutes ces horreurs perpétrées par les hommes ?
En regardant ce que les hommes et les femmes sont aussi capables de faire. D’un côté, il y a les criminels et les harceleurs, mais il y a aussi des personnes comme Salman [le frère du personnage dans Girls Bazaar, ndlr] qui sont gentilles et prêtes à aider ces jeunes filles. Dans mon livre, je montre aussi qu’il existe certaines transformations, que les “méchants” et les situations peuvent évoluer. Certaines circonstances les déshumanisent, mais les individus ne veulent pas devenir la pire version d’eux-mêmes, au contraire.
On le voit beaucoup dans la littérature française, avec les personnages de Zola ou de Victor Hugo. Ils sont décrits comme étant mauvais, mais ils ont une histoire et un changement va opérer au fil de l’intrigue. Ça se passe aussi dans la réalité. Tous les “aidants”, ceux qui empêchent ce trafic sexuel, sont aussi de grands vecteurs d’espoir. Le but de Girls Bazaar, c’est aussi de montrer cette grande solidarité et de lutter contre la vente et la prostitution des enfants dans le monde. Les actions sont importantes et elles ont des résultats.
Après avoir réalisé votre documentaire et lancé une ONG, vous avez décidé d’écrire un livre. Pourquoi était-ce important pour vous de raconter cette histoire à travers un roman, aujourd’hui ?
J’ai toujours pensé qu’un bon livre peut changer les choses. Par exemple, j’aime beaucoup les histoires de Simone de Beauvoir, Victor Hugo, Charles Dickens, ou encore Louisa May Alcott. Dans Girls Bazaar, le thème de l’espoir est très important. Nos romans peuvent aider les nouvelles générations qui souffrent et qui rencontrent de nombreux problèmes de harcèlement, d’abus sexuels, de body shaming, de santé mentale ou qui pensent au suicide. Dans mon livre, Heera vit dans une tribu nomade, elle va être vendue pour être prostituée, elle a faim, elle n’a pas vraiment de maison…
« Quand j’ai lancé cette organisation, les hommes “propriétaires” de ces filles n’étaient pas contents parce qu’on cassait tout leur business. »
Ruchira Gupta
Le récit que je transmets est un peu extrême, mais il peut faire écho aux problématiques des jeunes lecteurs. L’objectif, c’est de leur dire qu’ils ne sont pas fous, que c’est le système qui l’est. De nombreuses informations leur sont cachées. Les enfants n’y ont pas accès, car leurs parents et leurs professeurs n’en parlent pas. Mon personnage est justement là pour aborder ces sujets. Par exemple, elle dit qu’elle n’aime pas son corps et sa poitrine – qui est aussi le symbole du trafic sexuel. Quand elle découvre le kung-fu, elle commence à se tenir droite, à être plus à l’aise et en paix avec son enveloppe charnelle. Je pense que ces histoires de vie peuvent donner de l’espoir et aider les plus jeunes.
L’avenir d’Heera semble effectivement tout tracé : comme les autres adolescentes de sa tribu, son unique perspective est la prostitution. Ce personnage incarne-t-il une jeune fille que vous avez rencontrée ? Ou est-elle la personnification de toutes celles qui ont croisé votre route ?
Elle incarne plutôt de nombreuses jeunes filles que j’ai pu rencontrer durant mes missions. En réalité, il existe beaucoup d’Heera, mais elles ont toutes vécu des situations similaires. Elles sont dans une toute petite ville, leurs familles vivent ensemble dans une petite pièce, les autres sont réservées à la prostitution, les hommes – et parfois les pères – sont leurs proxénètes, et ces filles sont vendues durant la foire annuelle.
J’ai installé mon ONG précisément dans cette région, pour les aider. Elles commençaient par apprendre les bases dans notre école communautaire, pour ensuite pouvoir rejoindre une école plus classique une fois qu’elles avaient le niveau ou la confiance nécessaire. Quand j’ai lancé cette organisation, les hommes qui étaient “propriétaires” de ces filles n’étaient pas contents parce qu’on cassait tout leur business.
Ils brisaient notre matériel, blessaient les humanitaires avec des couteaux, ils venaient nous embêter, ils battaient les femmes, enfermaient les filles… C’était très compliqué, donc on s’est dit qu’on devait créer un foyer où ces dernières pouvaient manger, dormir et être protégées. Les harceleurs persévéraient, ils escaladaient les barrières pour venir les enlever. Le plan suivant, ça a été de leur apprendre à se défendre. Le livre est rempli d’histoires vraies, dont celle-ci, mais une rencontre en particulier a été l’élément déclencheur qui m’a poussé à l’écrire.
La petite fille à laquelle je pense était harcelée à l’école, elle était seule, ses professeurs la discriminaient parce qu’elle venait de ce quartier de prostitution, sa famille ne pouvait pas l’aider, car c’était la première à aller à l’école… Mais elle est malgré tout parvenue à s’en sortir et elle a reçu une médaille d’or au karaté. Ça lui a permis de gagner énormément confiance en elle, ses camarades et ses professeurs ont commencé à la respecter, et sa famille – plus particulièrement son père – l’a regardée d’une manière différente.
Comment le sport peut-il avoir autant de pouvoir sur la vie de ces jeunes filles et pourquoi contribue-t-il à leur liberté ?
Le sport est extrêmement utile et nous permet de changer notre rapport au corps. Les filles qui souffrent de body shaming – qui sont jugées comme étant trop grandes, trop petites, trop grosses, trop fines, etc. – oublient que cette enveloppe charnelle est un outil formidable qui leur permet de faire des choses incroyables, comme donner des coups de pied, bouger, courir… Oui, les femmes ont une poitrine, mais elles ont tellement plus ! Grâce au sport, elles apprennent aussi qu’elles peuvent être ambitieuses et compétitives, contrairement à ce qu’on leur a inculqué toute leur vie.
La France est très peu sensibilisée à ce sujet et à l’histoire d’Heera. Que pouvons-nous faire, à notre petit niveau, pour aider ces jeunes filles ?
On peut faire plusieurs choses. Vous pouvez soutenir mon organisation, Apne Aap, mais aussi de nombreuses associations françaises qui mènent le même combat. Vous pouvez aussi devenir ambassadeur sur les réseaux sociaux pour faire connaître ce sujet. En effet, ces situations n’arrivent pas seulement en Inde (même si c’est l’un des pays où le trafic est le plus important), elles peuvent aussi se dérouler en France et en Belgique. C’est donc très important de briser le silence. Vous pouvez aussi acheter Girls Bazaar et le partager, vous renseigner sur le sujet et diffuser l’information.
Aujourd’hui, le monde est touché par de grands conflits géopolitiques qui ont un impact majeur sur la vie des enfants. Quel regard portez-vous sur ces situations et sur l’avenir de ces jeunes filles et jeunes garçons ?
Le futur se crée au quotidien. C’est le présent qui compte. Chaque génération croit que c’est la fin du monde, mais il faut agir. Nos actions d’aujourd’hui auront des conséquences sur les 20 prochaines années. Il faut décider ce qu’on veut faire, et agir. Je suis activiste depuis 1996, et on ne peut pas connaître à l’avance les conséquences de nos actions, qu’elles soient petites ou grandes. C’est le futur qui le dira.
Quand je suis partie au Népal, je ne savais pas trop où j’allais. Petit à petit, j’ai posé des questions, j’ai fait des rencontres, j’ai créé mon ONG… Ce n’était pas prévu, mais ça m’a permis d’aider des dizaines de milliers de femmes ; sur les 72 maisons de passe, 70 ont été fermées et transformées, et les trafiquants ont été emprisonnés. Il ne faut pas seulement manifester et dire contre quoi on est, mais aussi dire pour quoi on veut se battre et agir dans ce sens.