Entretien

Ana Girardot pour Madame de Sévigné : “J’aime quand les films historiques parlent de notre présent”

01 mars 2024
Par Lisa Muratore
Ana Girardot dans “Madame de Sévigné”.
Ana Girardot dans “Madame de Sévigné”. ©Julien Panié

Dans le film d’Isabelle Brocard, Karine Viard prête ses traits à Madame de Sévigné. Face à elle, Ana Girardot incarne Madame de Grignan, sa fille. À l’occasion de la sortie du long-métrage historique, ce mercredi 28 février, L’Éclaireur a rencontré l’actrice pour parler du projet basé sur les lettres de la célèbre marquise.

Qu’est-ce qui vous a attirée dans le projet et marquée à la lecture du scénario ? 

Madame de Sévigné est un personnage que tout le monde connaît, mais que je ne connaissais pas à ce point-là. J’étais beaucoup trop jeune quand je l’ai lue la première fois, les messages qu’elle transmettait ne m’atteignaient pas. Néanmoins, à la lecture du scénario d’Isabelle Brocard, j’ai découvert un personnage extrêmement fort et important dans l’histoire du féminisme.

J’ai aussi beaucoup aimé l’idée de parler d’un personnage historique à travers sa relation avec sa fille. Il n’est pas seulement question des hommes ou de son indépendance vis-à-vis d’eux, mais justement de la manière dont elle veut transmettre à sa fille ce qu’elle a appris.

Ana Girardot et Karine Viard dans Madame de Sévigné. ©Julien Panié

La vision de sa fille est intéressante aussi. Elle vient d’une génération différente, mais n’entend pas les choses de la même manière. Le film raconte la façon dont cette divergence a fini par détruire leur relation, qui était construite sur un amour fusionnel avant de devenir très toxique.

La relation toxique a souvent été abordée au cinéma sous le prisme de l’amour et du couple, rarement entre une mère et une fille. 

Cette fusion finit par être cannibale et va se transformer en un amour toxique. Je trouvais que c’était très moderne. C’est quelque chose que j’ai réalisé sur le tournage avec Karine, grâce aux mots qui étaient échangés. On a réalisé que l’on pouvait retranscrire tout cela aujourd’hui, alors que les correspondances ont plus de 350 ans. Et puis, il s’agit d’un film d’époque. J’aime quand les films historiques parlent de notre présent. C’est bluffant de voir à quel point le passé peut nous rattraper. Le film est une sorte de miroir de notre propre époque.

Vous mentionnez Karine Viard, avec qui vous partagez l’affiche. Quel genre d’actrice et de partenaire est-elle ? 

Elle représente la génération juste avant la mienne. C’est l’un des grands visages du cinéma français. Elle doit avoir à peu près l’âge de ma mère, donc ça a été très facile pour moi, car j’y voyais une potentielle mère de cinéma. J’aime beaucoup sa manière d’être directe : elle ne va pas prendre de pincettes pour vous dire comment elle se sent. Sur un tournage, elle réfléchit vraiment aux conditions et aux gestes. Elle ne fait rien au hasard et cherche le mouvement de la caméra. J’ai beaucoup appris grâce à elle, car j’ai plutôt tendance à arrondir les angles et à être docile sur un plateau.

Karine Viard et Ana Girardot dans Madame de Sévigné. ©Julien Panié

Ça m’a permis de réaliser que l’on pouvait dire ce que l’on pensait et que l’on était légitime. En tant que partenaire de jeu, elle me poussait parfois, et demandait de refaire la scène pour que je puisse m’exprimer. C’était très généreux. Je pense aussi qu’Isabelle savait ce qu’elle faisait quand elle nous a choisies. 

Comment avez-vous abordé vos rôles respectifs ? 

Je prends l’exemple du corset. Pour ma part, j’adorais l’habit, car il permet de rentrer davantage dans le personnage. Il y a une manière de mettre le masque et de trouver son personnage. Mais, très vite, j’ai compris que le corset était un objet d’empêchement énorme pour les femmes. On a mal, on ne peut pas respirer ni manger, on a du mal à s’asseoir. On est vraiment empêchée. Karine, elle, ne supportait pas le corset et à midi elle l’enlevait, même si ça devait demander une demi-heure de plus de préparation ensuite. Ce que je veux dire, c’est que même ce genre de comportement reflétait notre manière d’aborder les rôles. 

Karine Viard dans Madame de Sévigné. ©Julien Panié

Dans les dialogues, Karine croyait dur comme fer que c’était son personnage qui avait raison tout le temps, alors que pour ma part j’étais persuadée que Madame de Grignan, mon personnage, avait toutes ses raisons de revendiquer sa façon de vivre. En discutant des scènes, je m’opposais à elle, comme j’aurais pu le faire avec ma propre mère [rires] !

L’une des qualités du film, c’est son aspect ramassé. Il ne s’embarrasse pas d’exposition grâce aux lettres de Madame de Sévigné à sa fille. Comment percevez-vous cet échange épistolaire ? 

Le temps, à cette époque, c’était autre chose. Quand je pense aux lettres, on est loin du texto quotidien. La correspondance prenait du temps, on vivait avec les mots et les sentiments. On vivait aussi avec la torture de ces sentiments. Madame de Sévigné vivait avec le manque constant de sa fille. Être passionnée devait être une torture, les gens devaient sans arrêt être dans l’attente de l’autre, du manque et de la passion. Pourtant, les mots étaient magnifiques, c’est une très belle façon de s’exprimer.

Parlons des mots, justement. C’est un challenge, en tant qu’actrice, de maîtriser l’ancien français ? 

Le plus difficile, c’était de ne pas dévier du texte. Nous étions obligées de nous y tenir. C’est une autre manière de l’appréhender et il n’y a pas d’improvisation possible. Forcément, on a peur d’entrer dans une sorte de musicalité, mais Karine m’a fait remarquer quelque chose : à l’époque, ils avaient une manière de dire les choses sans vraiment les dire. Il y avait un jeu d’humour dans lequel chaque mot était réfléchi, on ne parlait pas pour ne rien dire. Chaque mot pouvait transpercer, être violent, comme une petite flèche que l’on envoie à l’autre. Ceci a permis de mieux construire la musique autour de nos voix.

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Quel souvenir gardez-vous du tournage ? 

J’ai eu la chance de tourner avec mon fils, qui avait 2 ans à l’époque. Avant d’être mère, dans ma carrière, j’ai eu 12 enfants au cinéma. Et ce n’est qu’en devenant mère moi-même, il y a trois ans, que j’ai réalisé le chamboulement que ça créait chez une femme, mais aussi dans ses relations avec ses propres parents. Appréhender ce rôle en étant mère a permis de le rendre plus fort. D’ailleurs, quand Madame de Grignan devient mère dans le film, elle se positionne différemment par rapport à sa propre mère.

Avoir mon propre enfant avec moi, le jour du tournage, m’a fait réaliser que ça ne s’inventait pas, c’était dans les tripes. Ça crée aussi autour de vous un environnement dans lequel vous laissez moins entrer les gens. De la même manière, Madame de Grignan se laisse au départ envahir par le Roi, mais, à partir du moment où elle devient mère, elle crée une distance, chaque enfant lui permettant d’être de plus en plus forte et solide. Tourner cela avec mon fils et réaliser tout ça, ça a été très fort ! 

Je dois aussi mentionner les décors et le château de Grignan. Nous avons tourné là-bas et l’environnement était finalement le même que celui que mon personnage a découvert il y a 350 ans. La nature a traversé les âges. Il y avait un vrai voyage dans le temps. 

Quel a été votre dernier coup de cœur culturel ? 

Triste Tigre (2023) de Neige Sinno ! J’en ai beaucoup entendu parler avant de le lire, et j’ai pris une énorme claque. L’angle et l’originalité du récit m’ont scotchée. Ce livre m’a enrichie et m’a bousculée. J’ai aussi découvert l’album d’Air et je suis allée à Beaubourg découvrir l’exposition Corps à corps, qui est très belle ! 

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste