Dans Vincent doit mourir, premier long-métrage de Stéphan Castang présenté à la Semaine de la Critique en mai dernier, au Festival de Cannes, le tandem formé par Karim Leklou et Vimala Pons fait des étincelles. À l’occasion de la sortie du film le 15 novembre, L’Éclaireur a rencontré ce duo jouissif qui électrise le cinéma français. Rencontre.
Lui, acteur, ne cesse d’enchaîner les premiers rôles des plus convaincants – dernièrement Goutte d’or de Clément Cogitore ou Pour la France de Rachid Hami. Elle, à la fois comédienne, performeuse et créatrice, creuse patiemment son trou dans le cinéma français après s’être fait connaître au cinéma dans des rôles jubilatoires, notamment chez Thomas Salvador (Vincent n’a pas d’écailles, déjà un Vincent !), Antonin Peretjatko (La Fille du 14 Juillet et La Loi de la jungle), ou encore Bertrand Mandico (Les Garçons sauvages, After Blue).
Karim Leklou, Vimala Pons. Ensemble, ils forment un duo atypique dans Vincent doit mourir, accueilli chaleureusement lors de la dernière Semaine de la Critique du Festival de Cannes 2023.
Dans ce film inclassable mélangeant allègrement les genres – thriller paranoïaque, survival, love story et film catastrophe –, Karim Leklou incarne Vincent, employé sans histoires dans une boîte de graphisme. Les ennuis commencent le jour où le stagiaire s’en prend violemment à lui, sans aucune explication. Dès lors, chaque regard au coin de la rue ou au feu rouge peut se transformer en agression mortelle, obligeant Vincent à prendre la fuite et à changer radicalement de mode de vie. C’est dans sa fuite qu’il rencontre une femme au passé trouble, Margaux, serveuse dans un diner. Leur alchimie se dégage alors autant à l’écran que dans la vie. Rencontre avec deux acteurs complices.
Comment imaginez-vous les vies de Vincent et Margaux avant les événements du film ?
Vimala Pons : J’imagine une Margaux complètement perdue et qui ne sait pas qu’elle l’est. À partir du moment où tu sais que tu es perdu, tu l’es déjà un peu moins. C’est quand elle rencontre Vincent qu’elle se rend compte que ça n’allait pas avant. Je pense qu’elle a grandi dans la même ville, à mon avis elle a redoublé deux fois et a dû avoir son Bac au rattrapage. Puis, elle a enchaîné les petits boulots…
Karim Leklou : Avec Stéphan [Castang], on a justement veillé à ne pas trop travailler sur le passé des personnages. Ça ne servait pas beaucoup le propos. Je me dis qu’avant, Vincent était juste un gars content de lui qui ne se posait pas trop de questions sur les autres, pris dans la logique de l’entreprise et de sa vie. Il n’est ni antipathique ni sympathique, juste content de ce qu’il est. C’est par ce qui va lui arriver, par son déclassement et sa rencontre avec Margaux qu’il va enfin porter un regard sur les autres et prendre conscience du monde extérieur.
V. P. : C’est intéressant, parce qu’il y a un passage du film qui a été coupé au montage où une actrice formidable interprétait l’ancienne compagne de Vincent. J’adorais ces scènes, on y voyait beaucoup plus sa vie d’avant. Mais ce sont les aléas d’un film qui tout à coup ne trouve pas son rythme.
K. L. : Parfois “l’historique” est plus fort à l’image, comme avec Margaux : ce qui est montré à l’écran, sa vie, son bateau… Je trouve ça plus beau et signifiant que des situations où l’on t’impose un passé de personnage qui ne sert pas forcément. Quand j’ai accepté le rôle, l’idée était d’être comme une page blanche et de ne surtout pas devancer ce qui allait se passer, d’autant qu’on a eu la chance de tourner le film dans l’ordre chronologique.
Vincent doit mourir, mais il doit surtout courir. Était-ce un tournage physiquement éprouvant ?
K. L. : C’est la première fois que je fais un film où, comme mon personnage, mon principal objectif était de rester en vie ! C’était très jouissif, tout avait été bien préparé par Manu Lanzi – le régleur de cascades – et son équipe. Il y avait des scènes plus difficiles que d’autres et pourtant moins éprouvantes physiquement, des choses très fortes qui passent moins par le discours que par le corps. Ce que j’ai beaucoup aimé, et ce n’est pas tout le temps le cas dans les films, c’est de passer par le corps sans présager intellectuellement l’émotion qui doit naître. On a pris énormément de plaisir sur le tournage.
V. P. : Le film reposait surtout sur les épaules de Karim, ce n’était pas tellement physique pour moi, mais c’est vrai que la physicalité est le mode de narration même du film ; ce sont des gens qui traversent des choses physiquement plutôt que d’en discuter. C’est par le corps que ça s’exprime et, comme le corps ne ment pas, on se retrouve confronté à des moments amoraux qui sont finalement très beaux.
« C’est un film très drôle, jamais il ne nous emmène du côté du pathos ou de l’effroi de ce qui se passe. »
Vimala Pons
K. L. : La démarche de Stéphan était avant tout de montrer la nullité et l’absurdité de la violence. On ne tombe pas dans l’esthétisme, mais dans quelque chose d’un peu pathétique et d’ambivalent qui ramène à la question du regard. “Pourquoi tu me regardes comme ça ?”, c’est un truc qu’on a depuis la maternelle et qu’on reproduit parfois en tant qu’adultes, c’est ridicule ! J’aimais bien l’absurdité de cette violence qui concerne la société dans son ensemble.
Y a-t-il une séquence qui a été plus difficile que les autres à aborder ?
V. P. : Pour moi, la scène juste après celle du supermarché [extrait ci-dessous]. C’était un nœud scénaristique monstrueux parce qu’il fallait à la fois faire exister cette irruption du fantastique à l’intérieur d’une réalité – c’est tout l’enjeu du cinéma de genre – et exulter d’être sortis de cette embuscade, à la fois être terrorisés et tomber amoureux… On a galéré ! La joie, c’est particulièrement dur à jouer. Le reste vient tout seul, le corps te porte. Si tu es concentré, il y a ce cadre très conscient qui permet l’oubli de soi. Alors que dans cette scène d’exultation, l’enjeu était de valider tout le scénario. On a dû faire quelque chose comme 70 prises…
K. L. : C’est une scène pivot sur leur histoire d’amour, jusque-là c’est quand même un type qui séquestre une femme. Elle en a conscience et joue quelque chose de très délicat, elle essaie en même temps de le rassurer alors que, dans l’absolu, on pourrait facilement croire que c’est un psychopathe. C’est vraiment l’adhésion au genre qui nous a permis de passer le cap, de trouver ce quelque chose dans le jeu qui fait croire à l’extraordinaire. C’était important et ça a été effectivement très compliqué à jouer.
V. P. : Dans toutes ces scènes, Stéphan a été très fort, car il nous a beaucoup dirigés vers l’humour. C’est un film très drôle, jamais il ne nous emmène du côté du pathos ou de l’effroi de ce qui se passe. D’où cette scène très difficile à jouer parce qu’il fallait être halluciné comme on peut l’être dans la vie… Or, c’est loin d’être évident.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris à la lecture du scénario ?
K. L. : J’ai adoré la vision de Stéphan et la façon dont il s’est emparé du sujet. J’ai trouvé ça très cohérent que les personnages essaient de mener leur petit bout de chemin dans ce monde ultrabrutal. Quand Stéphan m’a annoncé qu’il avait proposé le film à Vimala Pons, c’est devenu une obsession. J’ai dû lui répéter 800 fois que je voulais jouer avec elle ! Je n’aurais pas fait ce film s’il n’y avait pas eu Vimala. Je la connaissais déjà à travers ses films et j’ai eu la chance de voir son spectacle, Le Périmètre de Denver. J’ai été scotché par la profondeur de son écriture, de son jeu, en plus de tout ce qu’elle possède de fantastique, sa mélancolie folle à l’image…
V. P. : Tu es mon agent en fait ! [rires]
K. L. : Je ne dis pas ça pour la promo, c’est vraiment de la fascination pour quelqu’un qui fait les choses sincèrement, dans une démarche artistique de A à Z. Un amour artistique profond ! Comme Simone Signoret, dans un autre genre, ce sont des actrices irremplaçables. Et puis, la délicatesse et la tendresse de Stéphan ; il ne va vraiment pas vers des choses faciles, mais a su garder une forme de pudeur. C’est un film de troupe. Tout le monde a apporté sa pierre à l’édifice.
Quelle histoire d’amour ce film vous évoque-t-il ?
K. L. : Paris, Texas (1984), de Wim Wenders. Un amour dans un monde brutal, la question du regard, ce qu’on voit de l’autre et ce qu’on ne voit pas, je crois que là-dessus Wenders a tout compris.
V. P. : Je l’ai revu à cause de toi… Et c’est vrai que c’est beau.
K. L. : Le monde qu’ils affrontent est très dur, mais le film montre aussi à quel point c’est dur de s’aimer. Dans Vincent doit mourir, leur amour est aussi métaphorique et ils sont certes guidés par la situation, mais Stéphan a néanmoins su très bien filmer cette difficulté à s’aimer. Vincent est perdu et la voie de sortie que Margaux va lui proposer, c’est le courage.
Quels sont vos derniers coups de cœur culturels ?
V. P. : Cher connard (2022) de Virginie Despentes, Conseils à un jeune poète de Max Jacob et aussi la série Dead Ringers, remake de Faux-semblants (1988) de David Cronenberg, avec Rachel Weisz.
K. L. : Les Feuilles mortes (2023) d’Aki Kaurismäki, ça m’a énormément touché. D’une certaine façon, c’est aussi un film sur la difficulté de s’aimer. C’est fantastique la manière qu’ont ces acteurs de jouer la déprime. C’est hyper beau, alors que le film est sur une unité de ton qui peut sembler déprimante. C’est si bien joué qu’on finit par oublier le cinéma et ses mécanismes.
Vincent doit mourir, de Stéphan Castang, avec Karim Leklou et Vimala Pons, 1h48, le 15 novembre au cinéma.