Critique

Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton : voyage sensible aux limites de la couleur

19 octobre 2023
Par Léa Boisset
“Slow Swirl at the Edge of the Sea”, 1944.
“Slow Swirl at the Edge of the Sea”, 1944. ©Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko, Adagp

Depuis le 18 octobre et jusqu’au 2 avril 2024, la Fondation Louis Vuitton retrace en une grande rétrospective la carrière du peintre Mark Rothko, figure emblématique de l’expressionnisme abstrait américain, déployant dans la totalité de ses espaces plus d’une centaine de toiles de l’artiste.

Monet-Mitchell laisse place cet automne à la rétrospective sur Mark Rothko. Cette exposition, assortie d’une création musicale de Max Richter, nous fait entrer dans l’univers de Rothko par des peintures représentatives des deux premières périodes de son œuvre, relativement méconnues : celle qui conserve encore les dernières traces du figuratif dans les années 1930, et celle marquée par un surréalisme de plus en plus abstrait dans les années 1940, alors que le contexte international oblige à la mutilation du concept de « sujet ».

Ce n’est que dans les années 1950 que l’on voit enfin naître le style emblématique de la peinture de Rothko, geste appartenant au mouvement du Colorfield Painting, dans lequel les artistes s’intéressent aux aplats de couleurs vives, supprimant des toiles toute perspective, délaissant pour de bon la figuration.

Green on Blue, 1956.©The University of Arizona /Christopher Rothko/Adagp

Par-delà l’objet, le cadre, la couleur

Rothko, c’est aussi une expérience des limites. Des limites de l’objet, d’abord : ces rectangles en tons unis, seuls « sujets » des grandes toiles, qui parfois se chevauchent, s’emboîtent ou se frôlent, nous laissent perplexes, sans repères. Dans les premières peintures des années 1950 exposées, l’on parvient encore à en discerner les lignes, plus ou moins nettes, ainsi que les délimitations des rectangles entre eux (comme dans No 7, daté de 1951). Mais, bientôt, les frontières entre ces objets deviennent poreuses, sont oblitérées dans une sorte de continuum vibrant (The Ochre, 1954, ou Green on Blue, 1956).

L’artiste, au-delà des limites internes au tableau, entend également repousser les limites du cadre, déborder, jusqu’aux yeux du spectateur, afin que celui-ci puisse s’y fondre de façon complète : effacer le monde dans la couleur.

Affiche de l’exposition Rothko à la Fondation Louis Vuitton. ©Fondation Louis Vuitton

On s’abandonne alors dans ces grandes surfaces saturées de tons vifs et compacts, où la couleur elle-même semble ne pas vouloir se fixer : selon notre situation dans la pièce, selon le temps durant lequel l’œil a tenté de la saisir, elle semble évoluer au gré de notre regard, dépendre de notre captation. Rothko, c’est peut-être aussi la confiance dans l’œil du spectateur, auquel il lance le défi de la contemplation : nous sommes pris dans le jeu d’une focalisation impossible, traversés, accueillis par ses sensations qui toujours s’évanouissent.

Une expérience sensible du dénuement

Sa grande simplicité et son extrême minimalisme sont au service de la couleur, déploient une pureté qui la théâtralise ; cette pureté est violence pour le spectateur, qui en perdant tout repère est conduit vers une contemplation quasi extatique, de l’ordre du sacré. Une dimension tragique qui transparaît notamment dans les plus sombres toiles de la fin de sa carrière. Rothko nous oblige ainsi à nous concentrer sur un imperceptible rien, qui est tout de même quelque chose, un nescio quid « atmosphérique et évasif »  – pour reprendre la définition que Jankélévitch fait du charme – qui toujours nous sème, mais qui transporte.

The Ochre, 1954. ©Kate Rothko Prizel/ Christopher Rothko/Adagp

Car ces tableaux agissent bien comme un enchantement, nous enveloppant pour tout recouvrir,  abolissant la frontière entre l’œuvre et le spectateur. Ils nous avalent, tandis que nous tentons, en immersion, de sortir de la monotonie des formes, de pousser notre œil à dissiper le brouillard de la couleur. La peinture de Rothko puise ainsi sa source dans l’expérience sensible, que l’on pourrait illustrer de ces mots de Nijinski, issus des Cahiers : « Je pense peu, c’est pourquoi je comprends tout ce que je sens. Je suis le sentiment dans la chair, et pas l’intelligence dans la chair. Je suis la chair. Je suis le sentiment (…). Je suis simple. Il ne faut pas me penser. Il faut me ressentir, et me comprendre à travers le sentiment ».

Si son geste ne réside pas dans la raison, il ne sombre pas pour autant dans le néant : il est expérience vécue. Il nous éprouve, tend vers la perception pure et nous invite à une exploration infinie du sentiment et de la couleur, qui toujours remue.

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Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024.

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