Entretien

Michel Slomka : “J’ai pris un appareil photo comme on se taille un bâton de marche”

29 juin 2023
Par Apolline Coëffet
Tranchée ukrainienne dans les environs de Marioupol. Oblast de Donestk, Ukraine, 2022.
Tranchée ukrainienne dans les environs de Marioupol. Oblast de Donestk, Ukraine, 2022. ©Michel Slomka/MYOP

En 2023, le magazine Fisheye fête ses 10 ans. À cette occasion, la rédaction de L’Éclaireur, en partenariat avec le bimestriel dédié à la photographie contemporaine, a décidé de mettre un coup de projecteur sur les projets d’artistes publiés dans les pages du magazine. Pour ce deuxième portrait, lumière sur Michel Slomka.

Fortes de leur devise « raconter, inspirer, révéler », les équipes du magazine Fisheye ont à cœur de partager avec leurs lecteurs et lectrices des séries de clichés aux histoires singulières, et ce, depuis maintenant une décennie. Pour fêter l’événement, la rédaction de L’Éclaireur a décidé de faire le portrait des photographes mis en avant dans le magazine. Coup de projecteur aujourd’hui sur Michel Slomka et sa série Topographies II – Donbass, à découvrir dans les pages du Fisheye n°58.

En 2010, après un double cursus universitaire en histoire et en anthropologie, Michel Slomka entame une carrière de photographe indépendant. Fidèle à ses domaines de prédilection, les travaux de ce membre de l’agence MYOP gravitent autour des effets du temps, de la manière dont il façonne les mémoires et les territoires dans des contextes de violence politique. 

Un autre langage qui marque les esprits

Après une première série qui s’intéresse au retour des survivants du massacre de Srebrenica, survenu au cours de la guerre de Bosnie-Herzégovine, Michel Slomka se lance dans Topographies I – Deir ez-Zor, un projet sur le devenir des femmes et des enfants yézidis – une minorité ethnique endogame victime des exactions du groupe État islamique en Syrie et en Irak. Ne pouvant se rendre dans cette région, le photographe trouve un subterfuge dans les images satellites. Une réflexion sur le paysage, les conflits et le statut du huitième art se distille alors dans ses compositions. Elle donnera naissance à un deuxième volet, Topographies II – Ukraine, qui sera décliné en plusieurs chapitres, dont un sur la région du Donbass et les tranchées qui l’entaillent.

Célébrations du nouvel an yézidi dans le sanctuaire de Lalish (Irak). Les yézidis révèrent le soleil, manifesté ici par la lumière et le feu. Le nouvel an marque l’avènement du printemps. Irak, 2016. ©Michel Slomka / MYOP

Dénués de contexte, les tableaux monochromes, pourvus de diverses textures et tracés, sont pareils à des abstractions séduisantes à l’œil. La distance semble avoir annihilé les affres de la guerre qui abîme ce territoire et ses populations depuis 2014. L’imagination prend alors le relais, et le contraste entre la beauté des images et l’horreur qui s’y joue interroge celui ou celle qui regarde. Cette approche singulière se lit comme un autre langage qui marque d’autant plus les esprits. 

En septembre prochain sortira l’ouvrage Ukraine, Fragments aux éditions Manuella. Il présentera des clichés de Topographies II – Donbass, mais également d’autres séries signées de photographes de l’agence MYOP. Comme le suggère le titre du livre, toutes et tous ont couvert la réalité à laquelle fait face le territoire ukrainien depuis que la guerre russo-ukrainienne a débuté. L’intégralité des bénéfices générés par la vente sera reversée à NGO YES, une organisation non gouvernementale installée dans la région de Zaporijjia, dans l’est de l’Ukraine. En attendant la sortie de ce livre, L’Éclaireur a rencontré le photographe.

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Comment définiriez-vous votre univers ?

Je dirais que mon univers est le même que le vôtre, fait de champs d’énergie et de matières en interaction dans l’espace et le temps. Mais comme je n’y comprends rien (pourquoi y a-t-il des galaxies et des hypermarchés ? Comment expliquer l’existence de la photosynthèse ou du néolibéralisme ?), j’ai pris un appareil photo comme on se taille un bâton de marche : pour cheminer, formuler mes questions aux vivants et fourrer leurs réponses dans mon grand sac de voyage.

« Les images poussent là où le sens l’exige et où la lumière le permet. »

Michel Slomka

J’essaie d’avancer le pas léger dans des histoires compliquées. Tout s’y mêle : la guerre, la terre, les animaux, l’amour, la mort, les corps… Il n’y a pas d’univers unique, mais une multitude de mondes qui évoluent et s’enchevêtrent, au point que nos histoires humaines sont aussi et toujours des histoires animales, végétales, bactériennes, fongiques ou virales. 

Ma photographie se situe dans ce buissonnement et multiplie les registres d’images. Je m’appuie aussi bien sur mon appareil photo que sur des images satellites, développe aussi bien des films que les fichiers d’une caméra-piège laissée des mois dans une clairière. Des dessins, des cartes, des mots, des cailloux, des fragments de choses cassées ou des chants prolifèrent au milieu de mon travail. Les images poussent là où le sens l’exige et où la lumière le permet. 

Loup et chevreuils. Savoie, France, 2023. ©Michel Slomka / MYOP

Il y a, dans chacun de mes sujets, un même questionnement sur notre rapport au monde. On voit s’y développer des formes de violence propres à notre condition. La conquête des corps et de la terre y relève de la même logique de domination et de possession. Mais la violence ne se déploie jamais dans le vide, elle le fait dans des lieux où nos manières d’habiter, de vivre et de mourir rencontrent d’autres logiques vivantes essentielles à la compréhension des évènements. Pour le dire autrement : il ne suffit pas de prendre simplement en compte nos pratiques, nos cultures ou nos affects humains pour comprendre ce qui se passe, il faut les replacer dans la toile complexe des liens qui tissent le monde et s’intéresser à l’eau, aux sols, à la faune, la flore et l’ensemble du système bio-géo-climatique qui régit nos existences.

À défaut d’univers qui serait ma petite bulle personnelle, j’essaie donc de me situer dans un monde chaotique où les devenirs sont communs. Nos vies sont prises dans des écologies foisonnantes et toute politique doit être une politique terrestre. Pour ces raisons, l’histoire de la photographie pèse moins dans ma pratique que d’autres disciplines : l’écologie, l’anthropologie et les sciences du vivant dans leur ensemble. 

Quel est votre rapport à l’image ? À quoi sert la photographie selon vous ?

Certaines des choses qui m’intéressent sont difficiles à capter en photo. Ce sont des souvenirs enfouis, des présences furtives et insaisissables, des choses cachées… Ce qui me passionne est de savoir comment faire pour leur donner une forme, malgré tout. Je ne le fais pas dans une démarche de création artistique qui serait le reflet de ma seule subjectivité, mais à partir de ce que le réel nous offre. L’invisible ne peut pas être photographié, mais les traces qu’il sème tout autour de lui sont autant de signes de sa présence. Et à force d’ombrer ses contours, on finit par le faire apparaître.

Fuite de pétrole dans un pipeline à l’est de Tadmor (Palmyre). Gouvernorat de Homs, Syrie, 2017.©Michel Slomka / MYOP

Dans cette optique, la photographie est une pratique documentaire, mais c’est aussi une pratique de l’attention. Je veux partager avec les autres un récit qui éveille leur intérêt et dans lequel ils trouveront des informations, mais je veux surtout transmettre une émotion esthétique, poétique et politique qui inspire et cultive chez celui qui regarde un mode d’attention ajusté et engagé.

Qu’avez-vous appris grâce à la photographie ?

Je demande à la photographie qu’elle m’apprenne plus de choses sur les autres que sur moi-même.

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Article rédigé par
Apolline Coëffet
Apolline Coëffet
Journaliste