Le titre événement signé Keanu Reeves débarque en France à grands coups de tatanes. Mais son côté ultraviolent cache-t-il une profondeur insoupçonnée ?
C’est LE comic de l’année pour Delcourt. C’est LA bande dessinée qui a explosé les records de vente à sa sortie américaine en 2021 : BRZRKR – ajoutez quelques « e » et prononcez « berzerker » –, le fameux guerrier viking, ivre de rage et réutilisé à toutes les sauces en pop culture. Avec un titre pareil, on pourrait s’attendre à une œuvre qui oscille entre déjà-vu et bourrinisme débridé et on aurait du mal à comprendre l’engouement suscité par ce comic.
Mais un nom, en haut de la couverture, attire le regard et l’argent des fans : Keanu Reeves. Le célèbre acteur hollywoodien est en effet à l’origine de cette BD dont il est coscénariste, en plus de prêter ses traits au personnage principal. Il n’en fallait pas plus pour créer l’affolement. Mais ceux qui ne se feraient pas des marathons Matrix et John Wick tous les week-ends sont quand même en mesure de se poser une question assez simple : cette BD a-t-elle un quelconque intérêt ?
Le livre qu’on peut juger à sa couverture ?
Keanu Reeves, alias B, percé de multiples flèches, impacts de balles et autres coups de couteaux, avançant dans un brouillard rouge sang, les poings serrés dans leurs bandages recouverts d’hémoglobine… On ne peut pas reprocher à BRZRKR de brouiller les pistes ; le ton est donné dès la couverture.
Pour que le message reste bien clair dans la tête du lecteur, les planches qui suivent plongent directement B dans l’action – après un très, très court passage introspectif – et le premier chapitre s’ouvre ainsi sur un héros distribuant des mandales aux soldats d’une quelconque junte sud-américaine, plongeant son poing dans le thorax de l’un, afin d’en arracher une côte qui servira à poignarder le second.
On parlait de bourrinisme débridé un peu plus haut, on peut dire que le contrat est rempli. Qu’en est-il du déjà-vu ? Jugez plutôt le synopsis : B, demi-dieu immortel et brutal, met toute sa puissance destructrice au service du gouvernement américain qui a décidé de canaliser ses accès de violence pour mieux répandre la démocratie à travers le monde. En échange, les super-scientifiques de l’Oncle Sam lui promettent de l’aider à retrouver sa mémoire et à enfin devenir mortel…
Le guerrier tout-puissant qui met son pouvoir au service des autres – quitte à être manipulé – pour acquérir une certaine forme de sagesses et d’humanité, c’est une figure assez classique depuis Gilgamesh ou Héraclès.
Un type de personnage régulièrement employé par la pop culture et notamment la BD américaine où sévissent déjà l’Eternal Warrior de Valliant Comics et les guerriers de The Old Guard, titre d’Image Comics adapté par Netflix avec Charlize Theron au casting.
BRZRKR ne joue donc clairement pas la carte de l’originalité. En revanche, sa maîtrise martiale et sa tendance à la mélancolie font de B un excellent Keanu Reeves de papier et, étonnamment, ça pourrait même plaire à ceux qui ne sont pas fans de l’acteur.
Par Keanu Reeves, pour Keanu Reeves
On le concède : si l’on n’est pas amateur de grosses bastons et si on ne voue pas une admiration immodérée à la star hollywoodienne, il faut être un peu curieux pour s’intéresser à ce comic. Pourtant, il a d’étonnantes qualités métatextuelles. On ne va pas vous mentir, il faut les chercher un peu, et on ne les avait pas vues venir. Mais elles sont bien là.
D’abord dans la réflexion concernant le genre lui-même. Oscillant entre récit de guerre, science-fiction musclée et épopée hyborienne, le premier tome de BRZRKR est un medley des films d’action des années 1980-1990. D’ailleurs, B aurait très bien pu emprunter les traits de Schwarzenegger, de Conan à Terminator.
BRZRKR est une exploration de ces productions hollywoodiennes, avec tout de même une touche de mélancolie qui colle bien à son créateur. Mais le plus intéressant reste les commentaires de Keanu Reeves et son coscénariste, Matt Kindt (l’artiste derrière l’excellent MIND-MGMT) concernant les planches du premier chapitre.
Présentée en fin d’ouvrage, cette discussion renseigne énormément le lecteur sur l’approche artistique qui a guidé les deux hommes et notamment Keanu Reeves. On découvre le processus et les échanges qui l’ont aidé à produire autre chose qu’une BD se résumant aux trois onomatopées « bim », « blam » et « boom », ainsi que son propre parcours de lecteur de comics.
L’acteur se révèle grand fan du Batman Dark Knight de Frank Miller et du travail qu’il a réalisé avec le dessinateur Geof Darrow sur Hard Boil – dont Nixon, le héros, ferait d’ailleurs un excellent sparring partner pour B, en même temps qu’un compagnon de thérapie. Reeves se révèle donc être un lecteur de comics où l’ultraviolence des héros cache – ou révèle, justement – leurs failles.
C’est ce qui donne un peu d’espoir dans le développement de l’intrigue autour de B, même si pour l’instant, l’acteur et son acolyte, pourtant brillants d’ordinaire, ne sont pas à la hauteur de leurs modèles. Il faudra donc attendre de voir ce que réservent les deux prochains tomes des aventures de B, ainsi que ses exploits sur écran.
Cycle transmédiatique
En effet, l’annonce d’un comic signé Keanu Reeves n’a pas affolé que ses fans. Netflix s’est aussi rapidement positionné sur l’acquisition des droits de l’œuvre, afin de produire une série animée et un film, dans lequel jouera bien entendu l’acteur-scénariste de comics. Une façon de boucler la boucle dans une mise en abyme renforçant la portée métatextuelle de BRZRKR tout en permettant au petit Keanu de vivre son rêve de gosse.
Il va pouvoir jouer le rôle d’un héros qu’il s’est taillé sur mesure, en y insufflant toutes ses inspirations de lecteur et de spectateur. Le tout conduira sans doute à la réalisation d’un produit surprenant, une sorte de film d’action intimiste, qui explorera un peu plus le mal-être de B face à sa question existentielle : « Ne suis-je qu’une arme ? »
Peut-être que ce questionnement métaphysique et cette volonté de pacifisme de la part d’un criminel de guerre divin pourront déboucher sur un petit film d’auteur, porté par un acteur habitué à jouer les bagarreurs, qui souhaite désormais dévoiler sa sensibilité cachée derrière une maîtrise parfaite du kung-fu. Mais il y a quand même de bonnes chances pour que ce soit un bon vieux film d’action centré sur la baston.