Critique

Nos soleils de Carla Simón : ferme au bord de la crise de nerfs

19 janvier 2023
Par Félix Tardieu
“Nos Soleils” est sorti le 18 janvier 2023 au cinéma.
“Nos Soleils” est sorti le 18 janvier 2023 au cinéma. ©Pyramide Distribution

Près d’un an après son triomphe à la Berlinale, Nos soleils, second long-métrage de la réalisatrice catalane Carla Simón, gagne enfin les salles françaises. Entourée d’acteurs non professionnels, la réalisatrice esquisse le portrait lumineux d’une famille d’agriculteurs menacée par l’implantation de panneaux solaires sur ses terres. Critique.

Alcarràs, petite commune de la province de Lérida, en Catalogne. Les Solé, agriculteurs de père en fils, s’attèlent comme chaque été à la récolte des pêches dans leur exploitation continûment frappée par le soleil. Les enfants s’envoient innocemment des pêches à la figure et s’inventent des histoires dans la carcasse d’une vieille automobile. Seulement voilà, le propriétaire de ce vaste terrain annonce à la famille Solé, qui occupait jusqu’ici les lieux sur la base d’un contrat oral passé pendant la guerre d’Espagne, son intention d’abattre les arbres fruitiers pour y installer des champs de panneaux solaires jugés plus rentables.

Une approche naturaliste et sensorielle

Bien que le paysage s’y prête, Nos soleils, auréolé de l’Ours d’or lors de la dernière Berlinale, n’aspire pas au western rural comme pouvait le faire, dans un autre genre, As Bestas (2022) de Rodrigo Sorogoyen. Chez Carla Simón, déjà récompensée à Berlin pour un premier film d’inspiration autobiographique poignant (Été 93, chronique estivale filmée à la hauteur d’une enfant marquée par la disparition précoce de ses parents), le spectre du déracinement ne sert aucunement à souligner un antagonisme ni à générer de la tension pure, contrairement au thriller de Sorogoyen.

©Pyramide Distribution

Fidèle à son approche naturaliste et sensorielle, la réalisatrice catalane guette plutôt les effets de ce déracinement imminent sur les membres d’une même famille soudainement disloquée par la menace de l’expulsion.

Une affaire de famille

À nouveau nourrie par un matériau autobiographique (ses oncles cultivent eux aussi des pêches à Alcarràs), Clara Simón documente avec dextérité la vie de la famille Solé. En faisant exclusivement appel à des actrices et acteurs non professionnels de la région, maîtrisant le dialecte local, de la génération des grands-parents à celle des petits enfants, Nos soleils renforce sa quête de véracité et son esthétique naturaliste. Le film donne à voir une galerie de personnages attachants et impliqués dans leurs rôles ; les ados sur lesquel·le·s repose le poids de l’héritage, la bande de petit·e·s cousin·e·s, les tantes, le beau-frère tenté de rejoindre l’autre « camp » et Quimet (Jordi Pujol Dolcet), chef de famille endurci refusant d’entendre parler de ces panneaux solaires et travaillant d’arrache-pied à la récolte des pêches.

La réalisatrice met alors sur pied un film choral multipliant les points de vue, dans lequel la caméra à l’épaule – signe plutôt voyant d’un cinéma se revendiquant d’un certain réalisme – s’insère, à vrai dire, avec plus de fluidité et de sincérité dans l’intimité entre les personnages que lorsqu’il s’agit d’illustrer la colère des agricultrices et agriculteurs face à la menace sourde de la grande distribution. Simón réplique cette aisance déconcertante à filmer les enfants, mais, là où Été 93 s’efforçait de se confiner dans la subjectivité de la jeune Frida pour figurer l’empreinte d’une absence, Nos soleils additionne les regards et tente cette fois-ci d’encapsuler la famille elle-même en tant que subjectivité traversée par des humeurs contradictoires.

Armageddon time

Patiemment, Clara Simón accumule les détails et enregistre des scènes du quotidien venant étoffer le portrait de cette famille profondément attachée à ses vergers. Les tensions se multiplient, mais la réalisatrice ne cède pas au sensationnalisme et préfère se concentrer sur les traditions maintes fois répétées, les regards lourds de sens, le doute qui s’immisce sous la peau des personnages et le lien qui unit les générations malgré les divergences. Les scènes d’harmonie entre la ribambelle de petits-enfants – incarnant à la fois la fin d’une époque dorée et les temps à venir – et leur grand-père Rogelio (ici sous un vieux figuier, là autour d’un spectacle improvisé dans le salon familial, ou encore à l’occasion d’un air populaire repris en chœur un soir d’été) comptent parmi les plus belles du long-métrage.

©Pyramide Distribution

Le dispositif naturaliste à l’œuvre pourrait finalement paraître ronronnant, voire suffisant, si le film n’avançait pas sereinement vers cette fin inéluctable. C’est que cette ultime récolte dans laquelle tous les membres de la famille se plongent à bras-le-corps, comme le signe d’une lutte acharnée pour la vie, prend quelque part des airs de fin du monde ; mais, loin d’en faire le lieu d’un spectacle dramatique empreint de voyeurisme, Simón appose sur ce cataclysme intrafamilial quelque chose de solaire, doux et nostalgique.

Quand Été 93 travaillait à conjurer l’oubli à travers le deuil d’une enfant, Nos soleils devance l’horizon de la disparition, pas seulement d’une famille d’agriculteurs parmi tant d’autres, mais plus largement de tout un mode de vie et ses traditions. Le film s’offre alors comme un acte de résistance non violente, soulignant la fragilité et l’importance d’une identité commune face à l’effondrement à venir.

Nos soleils (Alcarràs), de Clara Simón, 2h, avec Jordi Pujol Dolcet, Anna Otín, Xenia Roset, Ainet Jounou, Albert Bosch. En salle depuis le 18 janvier 2023.

À lire aussi

Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste