Quête existentielle, réflexion historique et sociale, fable écologique, roman d’aventure : depuis quelque temps, les écrivains-voyageurs voguent sur les flots pour contempler le monde à hauteur d’eau – et d’homme.
Un Mississipi, deux Mississipi…
En 1985, Eddy L. Harris, un Afro-Américain de 30 ans à peine, natif de Saint-Louis (Missouri), entreprend un voyage qui bouleverse sa vie et s’embarque à canoë sur le Mississippi. Un fleuve géant, capricieux et fascinant qu’il observe depuis qu’il est tout petit. 4 000 km à la force du bras, depuis la source du fleuve au lac Itasca, dans le Minnesota, jusqu’à son embouchure à La Nouvelle-Orléans – pour « prendre le pouls de la Nation ».
De cette folle expérience naît Mississipi solo, un premier livre enivrant paru en 1988 qui mêle habilement questionnements personnels, réflexions sociales et envolées lyriques rendant grâce à la beauté de la nature. Dans la plus pure tradition des monstres sacrés de la southern litterature – Mark Twain et William Faulkner notamment – ou encore du philosophe naturaliste Henry David Thoreau, Eddy L. Harris s’immerge dans l’immensité sauvage des États-Unis pour s’interroger sur sa propre identité et distinguer les couleurs qui composent la fresque complexe de l’âme américaine. Paysages hypnotiques, rencontres troublantes, presque mystiques, dépassement de soi, l’écrivain-voyageur déploie une littérature protéiforme qui nous submerge et nous inspire.
« Aucun homme ne marche jamais deux fois dans la même rivière, car ce n’est pas la même rivière et ce n’est pas le même homme. » En faisant sien le précepte du philosophe Héraclite, Eddy L. Harris décide d’entreprendre, 30 ans plus tard, le même voyage. Qu’est-ce qui a changé sur les rives du Mississipi ? Qu’est-ce qui a changé en lui ? Avec Le Mississipi dans la peau, l’écrivain-voyageur se fait le témoin lucide des mutations récentes de la société américaine et de sa propre évolution en tant qu’homme.
À lire aussi
Dans une Amérique post-Obama, post-Trump, il ausculte la question raciale devenue légitimement omniprésente dans le débat public ; dans un pays toujours aussi divisé sur la question de l’écologie, il observe les actions collectives menées pour protéger un cours d’eau menacé de toute part ; dans une société morcelée, il cherche à trouver ce qui peut encore rassembler. Sur le Mississipi, Eddy compose un puissant hymne à la vie qu’il a même adapté en documentaire.
Le Mississipi dans la peau, d’Eddy L. Harris, éditions Liana Levi, 256 p., 20 €.
Comme un poisson dans l’eau
Depuis qu’il a pris la plume, le journaliste anglais Adam Weymouth s’est fixé une noble mission, documenter aux quatre coins du globe les conséquences du réchauffement climatique et raconter la dégradation de l’environnement dans des enquêtes au long cours, fouillées et engagées. Pour son premier livre, c’est avec une pagaie à la main que l’écrivain-voyageur entend changer le monde de demain.
Loin de la chaleur moite des rives du Mississipi, il embarque de son côté pour un périple sur les eaux glacés du Yukon, fleuve long de plus de 3 000 km qui traverse le Canada et l’Alaska avant de se jeter dans la mer de Béring. En naviguant sur ce monstre sauvage, il fait le récit captivant d’une migration, celle des saumons royaux qui remontent les eaux pour retourner pondre et mourir sur leur lieu de naissance.
Les Rois du Yukon raconte cette folle expédition de plusieurs mois, dangereuse, douloureuse, pour raconter la destinée de cette espèce menacée, comprendre l’origine de son déclin et donner à voir l’effet de ces profonds bouleversements écologiques sur les communautés qui vivent le long du fleuve.
À lire aussi
Son livre raconte en creux l’histoire de l’Alaska, région méconnue de l’extrême-nord américain achetée à la fin du XIXe siècle aux Russes pour une bouchée de pain et devenue depuis le puit de pétrole des États-Unis. Sanctuaire sacré pour certaines tribus ancestrales, réserve naturelle fabuleuse où l’animal est roi, L’Alaska est aujourd’hui un objet de convoitise, une victime privilégiée de la folie consommatrice des hommes et un symbole de notre terrible pouvoir de destruction.
Document rare par sa précision et l’enquête pointilleuse qu’il déploie, le premier livre d’Adam Weymouth est un essai inspirant qui ne se contente pas du constat sordide. Il tente de dessiner les contours d’une action collective, il propose un ersatz de « réseau écologique » capable de préserver les autres espèces qui ont le malheur de partager ce monde avec nous.
Les Rois du Yukon, d’Adam Weymouth, Albin Michel, 336 p., 21,90 €.
Les copains d’abord
Non, ce n’était pas le radeau de la méduse ce rafiot, mais une barque de quatre mètres de long et de 85 centimètres de large. Joyeux trublion littéraire, Philibert Humm, le marin d’eau douce, se rêve en vieux loup de mer dans une parodie de roman d’aventure truculente où trois Parisiens embarquent sur les quais de Seine direction La Manche.
À ses côtés, un dénommé Waquet et son compagnon de toujours, le romancier Pierre Adrian, avec lequel il avait déjà joué aux écrivains-voyageurs dans Le Tour de la France par deux enfants d’aujourd’hui – réécriture contemporaine et décalée d’un manuel scolaire emblématique de la IIIe République –, puis dans La Micheline, un guide subjectif en caméra embarquée pour dénicher aux quatre coins de la France les meilleurs bistrots et cafés.
Comme dans ses autres périples, l’aventure se fait au rythme de l’amateurisme assumé et des maladresses réjouissantes. Après une première journée infernale de navigation où nos compères se retrouvent encore à neuf stations de la place de l’Étoile, ont déjà détrempé les allume-feu et sursautent à chaque bruit étrange, on sait que l’on vient pour autre chose que du Mike Horn ou du Kersauson.
À lire aussi
Avec Roman fleuve – on notera au passage le jeu de mot malicieux –, Philibert Humm cultive ce qui fait tout le sel de sa littérature : un mélange de désinvolture, de perpétuelle moquerie de soi et de savoureuse désuétude. Au fil de l’eau et au passé simple, on se gausse de cette délicieuse traversée et on se régale de cette œuvre à part, ode à la richesse de nos territoires, fresque satirique du monde contemporain et tribulations d’un enfant du siècle.
Roman fleuve, de Philibert Humm, Éditions des Équateurs, 288 p., 19 €.
En eaux troubles
« Les fleuves sont des êtres vivants, des personnages. » Depuis longtemps déjà, Erik Orsenna se fascine pour les cours d’eau en ce qu’ils sont les miroirs révélateurs des civilisations et de l’âme humaine. Près de 15 ans après le deuxième tome de son Petit précis de mondialisation consacré à L’Avenir de l’eau, l’Académicien baroudeur se mouille à nouveau et entreprend le tour du monde des grands fleuves. Danube, Nil, Congo, Gange, fleuve Jaune, Saint-Laurent, Mississippi et bien sûr l’Amazone : dans La Terre a soif, il brosse le portrait de 33 cours d’eau emblématiques et ausculte en profondeur les maux qui les assaillent et les vagues de violences qu’ils suscitent.
Après de minutieuses recherches, notre reporter est parti interroger dans tous les pays traversés par ces géants d’eau douce les politiques, hydrologues, scientifiques, technocrates et plus généralement les populations dont la vie est entièrement tournée vers le fleuve. Avec humour, mais surtout avec un effarement non dissimulé face à la bêtise des hommes, il nous donne à lire un essai bouillonnant où se mêlent une enquête fouillée sur la question épineuse de l’eau et son rôle clé dans la géopolitique mondiale, des anecdotes de voyages croustillantes et des questionnements intimes et philosophiques sur notre place sur Terre.
Erik Orsenna prête sa plume aux fleuves en détresse qui appellent au secours et dresse un constat amer, implacable. Parce qu’elle est de plus en plus rare, l’eau est devenue la première source de violence entre les peuples. Et un refrain tragique de résonner en filigrane de toutes ces histoires d’eau : quand la Terre a soif, la faim progresse et l’humain se meurt.
La Terre a soif, d’Erik Orsenna, Fayard, 432 p., 23 €.