Des débuts créatifs bouillonnants, une même soif de reconnaissance, une cible commune et des collaborations d’envergure : depuis plus de 30 ans, le rap et le jeu vidéo se servent l’un de l’autre pour atteindre leurs objectifs.
Le jeu vidéo et le rap ont beaucoup en commun. Nées à la fin des années 1970, les deux disciplines ont embrassé un destin comparable, de contre-culture diffusée sous le manteau à industrie mondialisée et mainstream, omniprésente sur tous les canaux de diffusion possibles. En route, elles n’ont eu de cesse de se croiser, au gré de clins d’œil appuyés et de collaborations plus ou moins inspirées. Désormais toutes puissantes, ces deux industries semblent plus que jamais destinées à poursuivre leur évolution parallèle. Retour sur une relation créative et commerciale qui fait des étincelles depuis près de 30 ans.
It was all a dream
On se souvient assez peu de Ram Jam: Volume 1, sorti en 1995 sur Super Nintendo et deuxième production de Motown Games. Adossé à la célèbre maison de disques, cet éditeur comète visant à mettre en avant la culture afro-américaine dans le jeu vidéo ne survivra pas à ce clone fade de NBA Jam, qui nous permettait d’enflammer le playground avec Warren G, LL Cool J, Queen Latifah, Naughty by Nature ou encore Coolio.
Un an auparavant, le regretté Notorious B.I.G mentionnait la console 16 bits de Nintendo dans son hit Juicy, avant que Busta Rhymes ne lui emboîte le pas en 1997. Nintendo 64, Atari, Xbox, GTA : les références aux consoles et licences les plus populaires sont légion dans les 16 mesures des artistes américains, voire français, qu’ils soient populaires ou plus confidentiels. Depuis 1994, le jeu vidéo est un vaste champ d’exploration pour les MC du monde entier.
« Je pense vraiment que le rap et le jeu vidéo auraient chacun un visage différent aujourd’hui si l’autre n’avait pas existé », nous explique Tarafa, rappeur connu sous le nom de Liqid et cofondateur du label Mutant Ninja. Si les deux moyens d’expression semblent en effet s’influencer l’un l’autre depuis près de 30 ans, tous les projets connexes n’ont pas bénéficié du même soin et de la même cohérence.
Impossible de ne pas retenir PaRappa The Rapper, jeu de rythme japonais aux couleurs criardes qui se termine par une phase de freestyle aussi improbable qu’incroyable. À l’opposé du spectre, les très sombres jeux de combat Wu Tang Shaolin Style et Def Jam Vendetta ont offert aux fans de hip-hop l’occasion de se mettre joyeusement sur la tronche avec quelques têtes connues comme Redman, Method Man, DMX ou Ghostface Killah.
Enfin, et dans des styles différents, deux œuvres ont globalement su tirer la quintessence de la culture hip-hop. En 2004, le mastodonte GTA San Andreas capture l’essence même de la West Coast avec ses références appuyées aux gangs tristement célèbres de Los Angeles, au groupe mythique N.W.A, et plus généralement à la vibe gangsta de la cité californienne.
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La fameuse radio Los Santos et ses productions signées Dr. Dre, Ice Cube ou encore Cypress Hill contribuent largement à la légende d’un jeu écoulé à près de 28 millions d’exemplaires sur PlayStation 2. L’autre, c’est Jet Set Radio (Dreamcast, 2000) qui s’approprie la culture urbaine dans son ensemble et met le graffiti au centre de son gameplay.
L’âge d’or de la créativité
Entre 1999 et 2004, les jeux vidéo influencés par le rap connaissent un âge d’or nourri par la créativité bouillonnante qui anime les deux moyens d’expression, alors en plein essor. Tarafa, également derrière Kid Katana Records, un second label consacré à l’édition et la distribution de bandes originales de jeux vidéo, poursuit : « Les deux cultures se sont développé en devenant le refuge d’un certain type de créatifs en quête d’innovation, de nouveaux défis et horizons. Il y a eu, en tout cas à leurs premières heures, une culture de la débrouille et de l’improvisation hyper fortes, et donc une vraie propension à tenter de nouvelles choses non académiques. »
Il n’y a qu’à écouter les productions de Doseone, cofondateur de cLOUDEAD et désormais compositeur reconnu dans le jeu vidéo, sur des jeux indépendants à gros rayonnement comme Enter the Gungeon ou Gang Beasts, pour se convaincre de la porosité entre les deux univers.
Tout est possible à cette époque, d’autant que les objectifs convergent : rap et jeux vidéo visent un public plutôt jeune, urbain et masculin, que nombre d’industries rechignent habituellement à cibler. La technique aura ses limites, surtout quand les créatifs se soumettent aux décisions de pôles marketing qui prennent toujours plus d’ampleur.
Si 50 Cent: Bulletproof, mettant en scène la superstar Curtis Jackson dans un jeu d’action débridé, est un succès, c’est parce qu’il s’en est vendu 1,2 million. La critique, elle, est plus mesurée : le Metacritic plafonne à 47/100, ce qui nous donne une idée de la trace laissée par le jeu qui connaîtra malgré tout une suite, légèrement plus réussie. Le sous-GTA True Crime: Streets of L.A sera mieux accueilli (notamment aux États-Unis), sans que l’omniprésence de Snoop Dogg dans le jeu et sa communication ne compensent totalement une proposition ludique plutôt faiblarde.
De leur côté, les beatmakers ne se privent pas de garnir leur bibliothèque de samples tirés de jeux vidéo plus ou moins connus. Plutôt enclins à s’éloigner des codes du cinéma, les compositeurs et compositrices de musique de jeux vidéo définissent une nouvelle grammaire dans laquelle chacun peut venir piocher. « Les deux sont les plus connectés à leur époque, les plus à l’écoute, malgré tout ce qu’on peut reprocher à chacun. Et c’est aussi pour cela qu’ils se regardent et marchent autant côte à côte », analyse Tarafa. C’est quand la discussion est naturelle que les deux médias produisent les meilleurs résultats, comme si chacun profitait des inspirations de l’autre pour créer quelque chose de nouveau et d’authentique.
L’heure de la maturité (et de l’exubérance)
Terminées les sombres histoires de gang, les gros artistes sont devenus des businessmen chevronnés et, dans le même temps, le jeu vidéo s’est affranchi du mythe de l’ado boutonneux et asocial. Les deux cultures sont mondiales et milliardaires, leur collaboration se doit de refléter ce nouveau statut. Le phénomène DJ Hero donne en 2009 un peu de souffle à la licence Guitar Hero, qui semble marquer le pas pour Activision, avec une tracklist XXL dont les excellents mashups n’oublient pas le rap.
Les partenariats d’envergure ont la belle vie, comme en témoigne la bande-son incroyable de NBA 2K13, chapeautée par Jay-Z himself. Le très discret Dr. Dre ira même jusqu’à confier six titres inédits à Rockstar pour son GTA Online. Ce n’est pas Detox, l’album mystérieux de la superstar qui n’a jamais vu le jour, mais l’opération marketing et créative est sans précédent.
En plus d’un moyen d’expression, le jeu vidéo devient également un moyen de communication primordial pour les artistes. Le jeu mobile Way of the Dogg ne restera pas vraiment dans les mémoires, mais Snoop profite de sa sortie pour lancer une chaîne Twitch à son image.
Enfumé et parfois confus – comme quand il oublie de couper son live pendant sept heures –, le stream du rappeur lui offre un moyen simple de garder le contact avec son public, à l’abri dans son cocon californien. Drake et Travis Scott vont également créer la sensation, et battre des records sur Twitch avec une session enflammée de Fortnite avec Ninja. 635 000 personnes se délecteront en direct de cette séquence improbable. Le plus gros streamer, avec deux des artistes les plus en vue, sur le jeu le plus populaire du moment : certains titres sont devenus de véritables réseaux sociaux, et les rappeurs en profitent pour faire grandir encore un peu leur aura.
Des espaces sociaux numériques à exploiter
« Le jeu vidéo est vu comme un eldorado et un nouvel espace d’affichage pour certains artistes et maisons de disques, mais la démarche est parfois un peu trop cynique. » Tarafa évoque le spectacle de Travis Scott dans le même Fortnite, suivi par près de 28 millions de spectateurs. L’éditeur Epic Games se frotte les mains, tout comme le rappeur, qui a pu inviter ses partenaires dans la danse. Il n’y a qu’à voir la cote de ses modèles signatures chez Jordan, dont il porte un exemplaire lors du show, pour se convaincre que le business est lucratif. Lors de la pandémie de Covid, certains artistes voient dans ces mondes virtuels l’opportunité d’exister malgré l’absence de concert.
Post Malone dans Pokemon ou encore Lil Nas X dans Roblox tenteront de reproduire l’expérience, mais avec moins de succès. L’opportunisme a ses limites et la réussite semble davantage promise aux pionniers et aux artisans qu’aux archevêques du marketing.
Ce que nous confirme Tarafa : « Il y a plus de 20 ans déjà, Psykopat faisait un morceau inédit pour Soul Reaver. Plus récemment, on a entendu Del the Funky Homosapien et Dan the Automator sur Street Fighter V. De notre côté, avec Kid Katana, sur Shredder’s Revenge, le dernier jeu Tortues Ninja de Dotemu, on a fait poser Raekwon et Ghostface Killah du Wu-Tang sur un morceau sur mesure, qui raconte le combat entre les Tortues et Shredder. Le track intervient dans le jeu pendant le combat final et ça raconte une vraie histoire ; les artistes se sont prêtés au jeu et ont grave kiffé l’exercice ! »
Les crossovers, c’est bien, mais le fond doit primer sur la forme. À ce titre, le concert du rappeur français Alonzo sur GTA V, entièrement organisé par l’artiste au nom de la Fondation de Marseille sans partenariat spécifique avec Rockstar, pourrait inciter les suiveurs à bien penser leurs concepts.
La prochaine étape ? Probablement le métavers, à en juger par les expérimentations (ratées) déjà à l’œuvre. La collaboration entre Aya Nakamura et Fortnite pourrait en être un aperçu plus prometteur. Malgré les efforts consentis pour crédibiliser l’événement auprès du public (concours de danse dans le jeu, ressources spéciales à collecter…), le spectacle de la franco-malienne (chanteuse francophone la plus écoutée au monde) semblait un peu à l’étroit dans le battle royale.
Plus cynique et éloigné du jeu, The Brook propose de nous replonger dans les rues de Brooklyn des années 1990 avec The Notorious B.I.G. La technologie au service d’une nostalgie facturée comptant : assassiné en 1997 avant ses 25 ans, celui qui a vendu 21 millions d’albums rien qu’aux États-Unis n’aura pas son mot à dire sur le projet, géré par ses ayants droit. NFT, blockchain, cryptomonnaie : la trinité diabolique du Web3 est au centre de l’initiative, qui s’annonce plus réjouissante pour les aficionados de la spéculation que pour les esthètes du gamepad.
Une cohabitation faite pour perdurer
Forts de leurs succès communs et séparés, le jeu vidéo et le rap se sont débarrassés du besoin de reconnaissance qui a pu les ralentir pendant des années. Cela se répercute un peu sur le champ de la créativité, moins primordial pour les têtes d’affiche qu’un plan de communication bien huilé, même si les initiatives fortunées des mastodontes des deux industries défrichent à l’occasion de nouveaux territoires intéressants.
Loin du cynisme mercantile qui motive parfois les deux mondes à communier, certains créatifs n’ont heureusement pas encore vendu leur âme (ni leur Dreamcast) et semblent opter pour une approche artistique plus authentique, artisanale et honnête. Le jeu vidéo a ses blockbusters et ses pépites indés, le rap ses disques d’or clinquants et ses freestyles énervés : les nouvelles pages écrites par ces différents mondes qui cohabitent réservent encore bien des surprises.