Dans son nouveau roman, Jonathan Coe dissèque avec humour 70 ans de l’histoire d’un pays dysfonctionnel – et prouve qu’il est le plus grand écrivain de l’Angleterre contemporaine.
En 1994, un Anglais de 33 ans aux allures de premier de la classe et au look preppy, tout droit sorti de Cambridge, secouait le milieu feutré des lettres britanniques avec son quatrième roman. Testament à l’anglaise (Gallimard, 1995) cramait au lance flammes, avec une verve so british, les années Thatcher – et consacrait la naissance littéraire de Jonathan Coe, l’une des plus grandes plumes du Royaume-Uni.
Il nous emporte aussi quand il fait des pas de côté, comme l’année dernière avec le détonnant Billy Wilder et moi (Gallimard, 2021), ode nostalgique et délicate au cinéma hollywoodien, ou encore avec le huis clos fantastique La Maison du sommeil (Gallimard, 2000) – son œuvre la plus couronnée à ce jour (prix du Meilleur roman de l’année en Grande Bretagne et Prix Médicis étranger en France). Mais l’écrivain britannique n’est jamais aussi éblouissant que lorsqu’il se mue en satiriste impitoyable des errances de la Perfide Albion.
Notre belle famille
Dans Le Cœur de l’Angleterre (Gallimard, 2021), le troisième tome de la trilogie des Enfants de Longbridge, entamée avec Bienvenue au club (Gallimard, 2004), Jonathan Coe réglait déjà son compte au Brexit.
Avec Le Royaume désuni, il couvre désormais 70 ans d’histoire pour tenter d’en comprendre les raisons. Un roman de 500 pages divisé en sept parties, comme les sept événements fondateurs de l’Angleterre contemporaine – et tout cela raconté à travers la folle destinée d’une famille de Bournville, une petite cité ouvrière fondée par la chocolaterie Cadbury : comme toujours chez Jonathan Coe, l’ampleur du récit fascine.
Artisan méticuleux de son roman, il tire les fils délicats de son histoire pour fabriquer une pièce unique – de la haute couture littéraire. De la victoire du 8 mai 1945 au 75e anniversaire de ce même événement célébré en pleine pandémie de Covid-19, Jonathan Coe trimballe Mary Clarke, Geoffrey Lamb puis leurs trois fils Jack, Martin, Peter et leurs familles respectives dans une truculente épopée anglaise.
Le couronnement d’Elisabeth II, la victoire à la Coupe du monde de football de 1966, la mort de Diana et même, pour notre plus grand plaisir sadique, l’élection de Boris Johnson : on traverse le roman à une allure folle et on en prend plein les yeux, comme un voyage en autobus à impériale dans les couloirs du temps.
Le roman est habité par une galerie de personnages hauts en couleur, qui incarnent tous à leur manière la folie britannique. On croise même au détour des pages certaines figures familières issues d’autres romans comme Thomas Foley, l’espion d’Expo 58 (Gallimard, 2015) ou Paul Trotter, le député du Cercle fermé (Gallimard, 2007).
Jonathan Coe pose un même regard tendre sur tous ses personnages, qu’ils soient ou non en accord avec sa vision politique. Tous, à part Mary, inspirée de la mère de l’auteur, sont de purs produits de fiction. Même le dénommé Boris, journaliste devenu premier ministre ? « La question de savoir s’il est ou n’est pas un personnage de fiction n’est pas tranchée », s’amuse le romancier dans sa postface.
Par la manière dont il plonge une famille de la middle class anglaise dans le tourbillon de l’histoire et dans les remous d’un contexte politique et économique instable, Le Royaume désuni rappelle parfois la brillante série de Russel T. Davies, Years and Years. Ces deux œuvres partagent le même regard pointu et acerbe sur la destinée anglaise – et surtout le même humour cruel pour la dénoncer.
Mais, chez Jonathan Coe, la colère semble peu à peu s’être fanée. Elle laisse la place à une mélancolie touchante, et surtout à l’espoir d’un renouveau britannique. Grâce à sa littérature virevoltante, on en vient, nous aussi, à espérer des jours meilleurs pour nos meilleurs ennemis.
Le Royaume désuni, de Jonathan Coe, Gallimard, 496 p., 23 €. En librairie depuis le 10 novembre 2022.
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