Le dixième tome de la série de comics à succès sort en France après une pause de plus de trois ans.
À l’été 2018, le monde s’arrêtait de tourner pour les fans de Saga. Le scénariste Brian K. Vaughan et la dessinatrice Fiona Staples venaient d’annoncer leur décision de faire une pause, laissant les lecteurs en haleine suite à un dernier numéro dramatique. Avec la crise du Covid, la pause s’est éternisée et les quelque 7 millions de lecteurs dans le monde n’en finissaient plus de se languir. Mais ça y est, l’attente est enfin terminée. Saga a une suite et le public francophone peut la découvrir depuis le 7 octobre, dans un dixième tome relatant les aventures de leur famille alien préférée.
Amour, tolérance et diversité
Lancée en 2012, Saga a très vite trouvé son public, au point de devenir un best-seller récompensé par une douzaine d’Eisner Awards (l’équivalent des Oscars pour la bande dessinée américaine). Cette série parle bien sûr de planètes lointaines, de pistolets laser et de vaisseaux spatiaux, comme toute œuvre de Space Opera qui se respecte, mais son succès tient surtout au brio avec lequel elle aborde ses thèmes centraux : l’amour et la famille.
Ces sujets suffisamment universels pour parler à tous ont permis à Saga d’être traduit dans 20 langues différentes et de séduire un public venu de tous les horizons. Car, dans ce comic, l’amour ne s’arrête pas à une question de couleur de peau ou de sexualité. Comment pourrait-il en être ainsi dans une galaxie où votre mère a des ailes, votre père, des cornes, votre nounou est un fantôme et où votre voisin dans l’arbre qui vous sert de maison et de véhicule est un alien pansexuel avec à un téléviseur à la place de la tête ? Voilà le contexte dans lequel évolue la petite Hazel, héroïne presque malgré elle de cette fresque familiale.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est ce drôle d’entourage qui a plu aux lecteurs, qui se sont identifiés au casting bigarré de Saga. Cela n’avait rien d’évident au lancement de la série, et Brian K. Vaughan lui-même ne pariait pas trop sur son avenir. Dans une interview à CBR, il confessait : « C’est un livre fantastique sans super-héros, avec deux personnages principaux non-blancs et un chapitre d’ouverture qui représente très clairement une scène de sexe robotique. Je pensais que ce serait annulé au bout de trois numéros. » La suite lui a prouvé qu’il avait eu tort de douter.
Humain après tout
Car, dans le fond, malgré toutes les bizarreries de son décorum spatial, Saga est avant tout une histoire humaine et les lecteurs l’ont bien compris. Marko et Alana sont deux êtres que tout oppose, venant de planètes perpétuellement en guerre, mais qui tombent amoureux. Alors que leur romance impossible semblait les mener à une fin mélodramatique, nos Roméo et Juliette aliens ont connu un rebondissement imprévu : Hazel.
Pour eux, c’est leur fille, la plus belle création de l’univers. Pour leurs gouvernements, c’est quelque chose de bien plus terrible qu’une fillette, « c’est une idée », comme le résume une de leurs poursuivantes. L’idée que deux peuples, deux planètes en guerre depuis toujours puissent s’aimer. Forcés de vivre et de faire face à l’adversité pour le bien de leur enfant, Marko et Alana vont donc fuir et rencontrer, dans leurs aventures, tout un panel de personnages d’une incroyable diversité, mais avec lesquels ils vont finir par former une famille composée.
Amour, haine, colère, peur… Dans Saga, tout n’est qu’une affaire de sentiments et d’interactions entre individus bien plus humains qu’ils n’y paraît. Le cadre de science-fiction n’est qu’un prétexte pour explorer toute la diversité de ces émotions et de leurs manifestations, souvent de façon assez crue, mais toujours avec une forme de beauté et une profondeur qui rend les personnages, même secondaires, touchants et intéressants.
C’est bien sûr lié au style de Brian K. Vaughan qui, d’Y, le dernier homme à Private Eye, a toujours su aborder des sujets sensibles avec un mélange d’humour et de finesse ; mais cela tient également à la patte graphique de Fiona Staples, qui met merveilleusement en lumière les expressions des individus dans de véritables explosions de couleurs.
À eux deux, ils ont trouvé la recette parfaite pour susciter l’empathie des lecteurs envers leurs personnages qui s’interrogent sur la tolérance, les conséquences de la guerre, la parentalité, le pardon ou encore la transidentité. Autant de sujets qui animent aussi bien la galaxie très lointaine de Saga que les sociétés de notre propre planète.
Une nouvelle ère
Malgré cette fabuleuse maîtrise des émotions, le duo créatif n’a pas créé un univers fait uniquement de bons sentiments et le dernier tome publié par Urban Comics à la pause des artistes laissait d’ailleurs les lecteurs face à un terrible déchirement. Mais, si vous n’avez pas encore lu les neuf premiers albums de Saga, arrêtez-vous là pour éviter les spoilers.
[Spoilers] Les dernières scènes du chapitre 54 confrontaient en effet les lecteurs à la disparition de Marko avec encore une fois une forme de tendresse dans la narration, mais qui ne parvenait pas cette fois-ci à compenser la peine éprouvée à la mort du père d’Hazel. Cependant, comme l’avait annoncé Brian K. Vaughan, ce chapitre marquait la moitié des 108 épisodes prévus. La famille d’Hazel – et ses fans – avait donc encore un long chemin à parcourir et devrait bien continuer à aller de l’avant, comme elle l’a toujours fait.
Le chapitre 55 (publié en France en ouverture du tome 10 de la BD) prend donc place trois ans après le drame, et les héroïnes refont leur vie. Hazel est désormais une préadolescente rebelle qui se pense plus forte qu’elle ne l’est vraiment, et Alana, loin de jouer les veuves éplorées, gère un petit business de contrebande de drogue et de lait maternel. Autour d’elles, Ecuyer est le seul visage familier – bien que profondément traumatisé par les épreuves traversées – et un nouveau venu, en apparence sympathique avec ses oreilles de koala, mais au passé mystérieux, leur sert d’associé et d’ami.
Notre drôle de quatuor va croiser la route d’un groupe de rock dysfonctionnel, jouant également aux pirates de l’espace. Si cette rencontre donne lieu à de nouvelles aventures et que quelques flashbacks nous permettent d’en apprendre plus sur le destin des absents, l’intérêt de ce nouveau tome tient une fois de plus à l’exploration des émotions. Chaque membre de la famille gère ainsi son deuil comme il le peut et Alana, désormais seule pour assurer l’avenir de Hazel, mais aussi d’Ecuyer, démontre jusqu’à quel point une mère est prête à aller pour ses enfants. [Fin du spoiler]
On est dans la droite ligne de ce qui a fait le succès de la série depuis 10 ans, ce qui est une très bonne chose. Cela montre que le duo créatif, qui a éprouvé le besoin de souffler un peu en prenant une pause, n’a rien perdu de son talent ni de son inspiration, et c’est un excellent gage pour la suite. Car Saga entre très clairement dans une nouvelle ère.
Si la première moitié de l’œuvre, parue ces dernières années, se concentrait sur la naissance et la survie de l’ « idée » Hazel, les chapitres qui amorcent la seconde partie de la série mettent en place des intrigues qui vont accompagner la propagation de cette idée. Et, compte tenu du caractère explosif de l’adolescente, il faut s’attendre à ce que celle-ci enflamme les esprits au point de provoquer de véritables révolutions dans la galaxie Saga.