Après le formidable Une vie comme les autres, Hanya Yanagihara s’offre une nouvelle prouesse littéraire. Un livre dense et ambitieux, qui fourmille d’idées et creuse loin dans les tréfonds de l’âme humaine.
Réussir le roman d’après, celui qui suit un succès inattendu et incomparable, voilà sans doute la tâche la plus ardue que peut rencontrer un.e jeune écrivain.e. Mais la fine plume américaine, originaire d’Hawaï, Hanya Yanagihara, n’est pas femme à se laisser impressionner par l’ampleur de la tâche. L’ancienne rédactrice en chef du New York Times Style Magazine n’a peur de rien – et surtout pas des romans qui en imposent.
Quatre ans après la déferlante Une vie comme les autres, livre culte aux États-Unis, finaliste du National Book Award et du Man Booker Prize, devenu un phénomène d’édition en France, un roman-monde de 800 pages qui racontait sur plusieurs décennies la destinée de quatre universitaires et artistes venu conquérir New-York, elle récidive avec l’imposant et audacieux Vers le Paradis.
Un nouveau roman-monde
À l’heure où la tendance est à l’épure, à la phrase si sèche qu’elle râpe la gorge, Hanya Yanagihara balaye d’un revers de la main tout minimalisme littéraire, et donne à lire une fiction hors du commun qui se déploie sur trois siècles, de 1893 à 2093. Trois parties d’un peu plus de 200 pages chacune pour croquer en grand un portrait doux-amer de l’Amérique moderne, et prendre au passage quelques libertés fictionnelles sur l’Histoire de son pays. De l’uchronie – procédé au cœur des deux premiers chapitres qui consiste modifier un événement passé pour changer le cours de l’Histoire – à la dystopie, qui imagine dans le dernier tiers du livre un terrible futur, Vers le paradis est un voyage littéraire sidérant au cœur des genres les plus puissants de la fiction.
Dans la première partie, qui se déroule en 1893, Hanya Yanagihara imagine une nation américaine transformée, comme si la guerre de Sécession avait eu sur le pays des conséquences d’un tout autre ordre. Et pour cause, une scission définitive a eu lieu au sein des États-Unis, une fracture dont le point de rupture n’est pas l’esclavage, comme on pourrait s’y attendre, mais la légalisation du mariage homosexuel. Les États libres du Nord sont devenus, à la différence des Colonies du Sud, une terre de tolérance où l’amour sous toutes ses formes s’affiche au grand jour.
Puis, dans une seconde partie prenant place en 1993, elle rend hommage à ses racines insulaires et raconte l’avènement raté d’un hypothétique Royaume d’Hawaï. Enfin, dans la dernière partie, elle plonge l’Amérique de 2093 dans le cauchemar. Face aux ravages de plusieurs épidémies successives, le gouvernement a mis en place en régime totalitaire et un contrôle féroce de la population.
Une construction habile et des personnages poignants
Si ces trois époques et ces trois histoires semblent pouvoir fonctionner en vase clos, la romancière tisse une toile discrète mais puissante qui cimente son œuvre. Elle glisse ici et là des failles qui nous entraînent dans les couloirs du temps. Un lieu d’abord, une demeure de Washington Square, en plein Manhattan, où vont se nouer toutes les intrigues. Puis un nom, David Bingham, qui traverse les siècles et vient désigner tour à tour trois homonymes, trois protagonistes pour des novellas qui s’imbriquent et forment un habile puzzle romanesque. Un jeune premier de la haute société New-Yorkaise qui doit choisir entre un mariage arrangé et une passion à l’avenir incertain, un descendant d’une grande famille hawaïenne qui voit ses aspirations se heurter aux rêves de son père, et un scientifique qui, au nom d’une politique hygiéniste, a posé sans le vouloir les bases d’un système totalitaire : trois destinées qui font résonner tout au long du récit la même clameur, un chant poétique assourdissant qui pointe du doigt les contradictions tragiques de la condition humaine et de la vie en société.
Pris en étau entre un idéal de liberté et les exigences de sécurité, les êtres se révèlent, sans fard. Il y a ceux qui ne peuvent se défaire du carcan familial, ceux que la société a formaté, il y a ceux que l’ambition a déjà dévoré – et il y a les rebelles, surtout, prêts à tout sacrifier. Quel que soit leur choix, tous doutent, souffrent et se débattent. Et n’est-ce pas ça, au fond, qui fait un bon personnage de roman ?
Vers le paradis, de Hanya Yanagihara, Grasset, 816 p., 29 €. En librairie depuis le 07/09/2022.