Rencontre avec Gabriele Schor, la curatrice d’Une avant-garde féministe des années 1970, l’exposition événement qui bouscule les Rencontres d’Arles 2022.
L’exposition Une avant-garde féministe des années 1970 arrive à Arles 2022 après avoir, dans les dix dernières années, fait escale en Italie et en Allemagne. Constituée des pièces de la collection Verbund de Vienne, réalisée sous la curation de Gabriele Schor, elle recueille plus de 200 œuvres de 70 artistes ayant marqué l’avant-garde artistique féministe des années 1970. L’histoire de l’art est enfin racontée du point de vue de celles qui l’ont réellement transformée, les femmes.
Sorties des représentations réductrices de muses, ces artistes proposèrent une nouvelle « image de la femme », dénonçant le sexisme, les inégalités sociales et les structures du pouvoir patriarcal. Gabriele Schor a pensé le parcours selon une approche intersectionnelle, tenant compte des différents types de discriminations dont de nombreuses artistes ont été et sont encore la cible, en raison de leur race, de leur classe ou de leur genre. Nous avons échangé avec la curatrice avant de nous rendre à Arles admirer cette exposition phare.
Une avant-garde féministe des années 1970 est une exposition qui a déjà circulé en Europe, notamment en Allemagne et en Italie. Comment avez-vous réussi à l’amener aussi en France, aux Rencontres d’Arles 2022 ?
C’est très important que cette exposition ait lieu en France également. Une avant-garde féministe des années 1970 illustre le combat des femmes pour redéfinir les codes picturaux et photographiques qui étaient monopolisés par les hommes jusqu’à très récemment. Aussi, à cette époque-là, il n’y avait pas la tradition de photographier les pièces d’art, comme le faisaient les féministes. Quand Christoph Wiesner, directeur des Rencontres, nous a invité·e·s, j’ai tout de suite pensé que c’était formidable, car la photo a été un moyen très important de l’art féministe. Si ces artistes sont parvenues à s’émanciper par la peinture, la photographie était un moyen d’expression beaucoup plus spontané.
La genèse de cette exposition est un long chemin : ce n’était pas non plus gagné de faire reconnaître ce mouvement comme une avant-garde artistique. Pourquoi cela a-t-il pris tant de temps au monde de l’art pour reconnaître à cette scène toute sa valeur novatrice ?
Quand, dans les années 1970, les artistes ont commencé à montrer ces œuvres, elles ne rentraient pas dans les canons de l’histoire de l’art conventionnel. Elles ont alors manifesté pour que leur travail soit reconnu : les protestations avaient lieu par exemple devant des musées. Elles se sont ensuite organisées pour faire leurs propres expositions et éditer leurs propres magazines. Mais, après les années 1980, cette effervescence féministe s’estompa quelque peu. Ce fut une période de régression : les curateurs hommes ne voulaient pas de cet art et beaucoup de pièces sont restées dans les archives des institutions pendant presque 50 ans. Le pouvoir et le souhait de cette exposition est alors de célébrer ces artistes qui ont montré les femmes depuis le prisme des femmes pour la première fois dans l’histoire !
Dans le livre qui va avec l’exposition, vous développez l’idée que le génie a été l’apanage des hommes jusqu’à présent : le génie serait “masculin”. Pensez-vous que la définition de “génie” devient au fur et à mesure plus inclusive ?
Ma question est plutôt de savoir si être un génie est si pertinent aujourd’hui. En tout cas, cette idée a été bel et bien l’apanage des hommes pendant à peu près toute l’histoire de l’art. Prenons Frida Kahlo, par exemple : elle est célébrée pour sa vie, pour sa souffrance, mais je ne suis pas sûre que beaucoup de critiques l’aient définie de “génie”. Ce terme reste encore un monopole masculin. Sauf, peut-être, dans la pop.
Est-ce que certaines artistes en particulier résument l’esprit de cette avant-garde ?
Peut-être que l’on peut reconnaître l’esprit d’une avant-garde chez des artistes qui ont créé des choses similaires au même moment. Annegret Soltau (1946), par exemple, a utilisé du fil noir pour enrober son visage, une fois terminé, en coupant le fil, elle voulait signifier que les femmes sont capables de se libérer et de trouver le chemin de l’émancipation toutes seules. À côté de cela, on peut analyser le travail de Renate Eisenegger (1949), qui elle aussi s’enveloppe dans le fil, sans pour autant développer un message si optimiste à la fin. On observe le même phénomène chez Ana Mendieta (1948–1985) et Katalin Ladik (1942), avec leur corps de femmes déformés, écrasés contre des vitres, pour dénoncer les canons de beauté oppressifs. Ce que je veux dire, c’est qu’à ce moment-là, les femmes avaient des idées et des discours communs, en dépit de leur distance.
L’exposition est organisée autour de cinq thèmes principaux, pouvez-vous expliquer ce choix ?
Au départ, on voulait procéder par nom et ordre chronologique. Dans les deux dernières années, nous sommes passées de près de 70 artistes à plus de 600 : des sections thématiques paraissaient alors plus pertinentes. Les thèmes qui rythment l’expo sont donc : femmes au foyer, mère, épouse ; enfermement-émancipation ; diktat de la beauté-corps féminin ; sexualité féminine ; identité-jeu de rôle.
En France, il y a comme une pudeur et une peur d’aborder les questions décoloniales et à parler ouvertement du féminisme intersectionnel. Avez-vous quelques craintes par rapport à de possibles critiques de “communautarisme” par exemple ?
Je suis très surprise ! Je pensais que cela aurait été tout le contraire : que j’aurais pu être critiquée si je n’abordais pas ces questions ! Comment ne pas inclure ces questions à nos réflexions ? Je me demande bien comment ces critiques seront formulées, s’il y en a !
Je pense à la vidéo de Victoria Santa-Cruz (1922–2014) dans laquelle elle raconte son traumatisme du racisme subi pendant l’enfance : cela aurait été terrible de ne pas montrer cette œuvre et les interrelations entre féminisme et combat antiraciste qu’elle développe.
Une œuvre qui vous tient particulièrement à cœur ?
La performance de l’artiste afrodescendante Lorraine O’Grady (1934), dans la section identité et jeu de rôle. Elle s’habille en plus de 200 habits blancs pour dénoncer l’exploitation des afrodescendants par les blancs. C’est un superbe travail autour de l’intersectionnalité.
Un livre accompagne l’inauguration accompagne l’exposition.