
Disparu ce 15 janvier à l’âge de 78 ans, David Lynch a tracé un parcours à part. Empruntant au rock, à l’art contemporain et à la pop culture américaine, son œuvre cinématographique a marqué le septième art moderne, d’ »Eraserhead » à « Inland Empire ». Réalisateur, scénariste, monteur, peintre et musicien, le cinéaste laisse une dizaine de chefs-d’œuvre à interpréter, encore et encore, pour en percer les mystères.
Eraserhead
Initialement formé à la peinture, David Lynch s’intéresse rapidement au cinéma dans sa vingtaine, et commence à réaliser des courts métrages en collaboration avec l’American Film Institute. Cette organisation voit d’ailleurs une partie de ses locaux transformés en décors à l’occasion du tournage d’Eraserhead, premier long métrage d’un jeune homme adepte de la symbolique, du mystère, de la bizarrerie et de l’horreur. Autant de notions à retrouver dans cet étrange premier essai, qui conte la vie d’un jeune père dont le bébé s’apparente davantage à un monstre qu’à un joli nourrisson.
Noir et blanc travaillé à l’extrême, effets sonores omniprésents et personnages fantasmagoriques (dont la femme au radiateur) contribuent à l’ambiance extrêmement malsaine d’Eraserhead, qui fait de Lynch, à la fin des années 1970, un metteur en scène à suivre, au moins dans la profession.
Elephant Man
Pour son deuxième film, David Lynch choisit un scénario qui tourne depuis quelque temps dans les bureaux de production d’Hollywood. Sorti en 1980, filmé là encore en noir et blanc, Elephant Man déclenche rapidement une mini « Lynchmania », tant ce portrait d’un malheureux « homme-éléphant », recueilli par un médecin pour lui éviter son sort de « bête de foire », captive le public. Porté par l’interprétation de John Hurt en jeune homme difforme et d’Anthony Hopkins dans le rôle du médecin, ce remarquable film sur la tolérance et la monstruosité ouvre à son auteur les portes du grand cinéma.
Dune
Un défi impossible : voilà comment pourrait se résumer la note d’intention du projet d’adaptation de Dune en un seul film que mène la famille De Laurentiis au début des années 1980. Jeune réalisateur reconnu pour son talent graphique et ses nombreux effets spéciaux mécaniques, Lynch s’embarque dans cette aventure portée par le succès d’Elephant Man. Le résultat final, contrasté, éloignera pour toujours le cinéaste des blockbusters. Pour autant, et même après la sortie de la version de Denis Villeneuve, en deux (et bientôt trois) épisodes, cette adaptation baroque et vintage de l’oeuvre de Frank Herbert peut aujourd’hui être considérée comme un divertissement légitime, même si David Lynch en fut dépossédé au moment du montage final.
Blue Velvet
Œuvre pivot dans la carrière de David Lynch, Blue Velvet comprend toutes les caractéristiques de son travail. Au casting, une équipe fidèle (Kyle Maclachlan, Isabella Rossellini, Laura Dern). Côté ambiance, la province américaine, son environnement naturel et ses secrets. Enfin, en matière de cinéma, un mélange réussi de thriller, d’érotisme et d’onirisme. L’histoire d’une oreille coupée, trouvée dans le jardin d’un père de famille, et de la liaison diabolique entre un étudiant et une chanteuse, sert de prétexte à l’illustration de « l’inquiétante étrangeté » lynchienne, devenue son point fort.
Sailor et Lula
Chris Isaak – et la chanson culte Wicked Game – Gene Vincent, Them, Powermad pour les scènes de metal… Sailor et Lula, Palme d’or cannoise de 1990, prouve, après Blue Velvet dont le titre est repris d’un standard interprété par Bobby Vinton, tout l’amour de Lynch pour le rock et la pop dès le tracklisting de sa bande originale. Lula (Laura Dern) et Sailor (Nicolas Cage) y forment un couple en marge, poursuivi par un détective et un tueur à gages… Comme les frères Coen ou Quentin Tarantino, Lynch modernise là un thème de roman noir en y intégrant un humour sardonique et une manière de filmer extrêmement intense.
Twin Peaks
Imaginée avec Mark Frost, la série Twin Peaks marque la subversion d’un média mainstream – la télévision – par la création underground. L’histoire de la recherche du meurtrier de Laura Palmer, prétexte de la série initiale, prend des détours par le film fantastique, la comédie de mœurs, le surréalisme, pour aboutir à deux premières saisons restées comme un monument de la TV des nineties. Après un film prequel – Fire Walk With Me – David Lynch reviendra à Twin Peaks en 2017, pour 18 épisodes d’une saison 3 qui constitue le véritable testament audiovisuel du réalisateur, dont il s’agit de la dernière œuvre tournée.
Une histoire vraie
Après le polar/cauchemar Lost Highway, Lynch a réalisé son film le plus lumineux, dans une économie de tournage proche du documentaire, avec Une histoire vraie. Autour d’un scénario limpide – un vieil homme parcourt des centaines de kilomètres en tracteur pour retrouver son frère – le cinéaste dresse un portrait de l’humanité et de son environnement, dans un récit qui ne ressemble à rien de connu, et surtout pas aux autres films du cinéaste…
Mulholland Drive
Mulholland Drive à ceux qui ne l’ont pas vu : l’entrée de David Lynch dans le troisième millénaire a été vraiment fracassante. Tourné autour de la colline d’Hollywood, ce thriller psychologique/film noir/mise en abîme/film d’amour lesbien/histoire à clé (bleue) embarque le spectateur dans un voyage clair-obscur dans le quotidien d’une aspirante actrice (Naomi Watts) et d’une femme fatale amnésique (Laura Harring). En chemin, on croisera de mystérieuses créatures, un tueur à gages maladroit, des détectives, une chanteuse en play-back, et les coulisses de projets cinématographiques étranges. Maelström de sensations et d’interprétations possibles, le film bénéficie toujours d’une aura extraordinaire, et supporte particulièrement bien les revisionnages.
Inland Empire
Tourné avec une petite caméra numérique au milieu des années 2000, de manière non linéaire, au gré des inspirations du cinéaste, Inland Empire poursuit le travail hermétique amorcé sur Mulholland Drive. Dernier long métrage de David Lynch sorti au cinéma en 2006, ce film complexe, toujours aussi fascinant, intègre notamment des extraits d’une sitcom expérimentale, Rabbits, tournée par le réalisateur quelques années auparavant, et présentant des personnages de lapins anthropomorphes. Une particularité parmi tant d’autres de ce labyrinthe mental de près de trois heures.
Cellophane Memories
Outre ses collaborations avec le compositeur Angelo Badalamenti sur ses films, David Lynch a lui-même réalisé différentes expérimentations musicales, dont la BO d’Eraserhead, à l’atmosphère si particulière. En 2011, il a réalisé un pur album de rock, Crazy Clown Time. Son dernier disque en date, en dehors d’un remix pour Mylène Farmer sorti cette année, se nomme Cellophane Memories, qui le voit collaborer à nouveau avec Chrysta Bell, chanteuse onirique que le réalisateur a pris sous son aile au milieu des années 2000. L’album commun, inspiré par les ambiances de forêts, navigue entre dream pop et dark ambient et fait office, pour l’éternité, de testament musical venu d’un monstre de la création artistique à fort potentiel envoûtant.