Branchez les guitares pour une exploration des livres les plus « rock ». C’est une multitude de variantes musicales et un style énervé qui marque comme une aiguille sur la peau. C’est aussi un art de vivre, qui, quand on ne le trouve pas chez les artistes ratés et les producteurs désabusés, se débusque chez un psychanalyste respectable (croyait-on) ou un politicien-poète-majordome ukrainien du nom de Limonov. Rock, anticonformisme et transgression sont au programme de ces curiosités littéraires.
La musique dans la peau
Il y a des livres que vous ne lirez pas sans entendre résonner quelque part au coin de votre cerveau des riffs de guitare bien sentis, qui scanderont d’ailleurs le rythme auquel vous tournerez leurs pages.
Et au jeu des livres qui sonnent comme des Strat’ dézinguées passées à la moulinette d’un ampli à distorsion, le genre de la biographie est sans doute roi. À croire que si les enfants terribles du rock n’avaient pas existé, ils auraient été inventés par un romancier génial (et forcément diabolique).
Mais n’en déplaise aux apôtres de la fiction, les quatre Clash racontés par Frode Grytten dans son Incandescents sont la quintessence du personnage de roman, tous bien campés qu’ils sont dans la grisaille de l’Angleterre thatchérienne, puis dans le New York effervescent de l’été 81. C’est la trajectoire d’un groupe punk que l’auteur cueille ici au sommet de sa gloire pour immortaliser l’instant, sauf que les quatre copains tirent la tronche sur la photo. Ce doit être aussi le propre des rockeurs, d’être coincé entre des rêves en passe de se réaliser et des cauchemars, dont on ne sait jamais très bien s’ils sont devant ou derrière soi.
Pour l’icône du grunge Courtney Love, difficile de « faire pire » après qu’avant, elle qui fut embarquée par un trip au LSD à l’âge de quatre ans… Son amie Poppy Z. Brite raconte les déboires qui suivirent dans le provocateur Courtney Love. Sex, drugs and rock’n’roll…
Sexe, drogue et nostalgie
Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, se demande en titre Jennifer Egan dans un livre placé tout entier sous le patronage de Proust et de sa notion de réminiscence – vous savez, ce moment où se réactivent en nous des souvenirs lointains… Mais lorsque le narrateur de La Recherche savourant une madeleine se rappelle les tea parties endiablées de sa tante Léonie, ce sont plutôt les chansons des Sleepers ou des Deads Kennedys qui déclenchent chez les personnages de Jennifer Egan la nostalgie d’une jeunesse insouciante, faite de concerts et de bravades dans le San Francisco des années 70. Les ados rêveurs ont laissé place à une bande d’adultes instables, parmi lesquels un producteur qui travaille au succès de boys bands insipides en se mordant les doigts. Les rockeurs auront l’impression d’avoir perdu leur temps…
Mais ne cédons pas aux regrets, car la mélancolie a aussi son pendant joyeux, et c’est encore Patti Smith qui nous le prouve le mieux. De musique, elle parle assez peu dans son autobiographie Just Kids, qui s’achève avec ses premiers concerts et l’enregistrement de son album Horses. Mais l’esprit rock n’essaime-t-il pas chacun des moments de vie de celle que l’on adoubera par la suite comme la marraine du Punk ? Ici, vous découvrirez la genèse de Patti dans le New York des sixties : sa rencontre avec le photographe Robert Mapplethorpe, le temps passé à dessiner et écrire de la poésie, et l’élaboration de son Panthéon au sommet duquel trônent les poètes maudits Rimbaud et Genet.
L’écriture la plus énervée
Il y a des écrivains dont la colère ne reste pas coincée en travers de la gorge et qui préfèrent largement s’épancher sur le papier plutôt que de s’étouffer dans… des circonstances malheureuses. Cela donne une écriture que l’on qualifiera de « rock » mais que d’aucuns considèrent comme trash, vulgaire, choquante voire dégueulasse.
En dignes représentantes de cette écriture subversive, on se plaît à convoquer Virginie Despentes ainsi que Lydia Lunch, dont la première a traduit certains textes : communauté de mots, communauté d’esprits. Deux femmes prennent un flingue et se lancent dans un road movie punk sanglant (l’une d’elle est perfusée à son walkman, probablement pour se donner du courage) : voilà pour le pitch de Baise-moi, genre de Thelma et Louise au concentré d’hémoglobine qui marqua l’entrée de Despentes sur la scène littéraire. Au milieu du déchaînement de violence s’enclenche une réflexion politique et féministe que l’auteure développera notamment dans son essai King Kong Théorie et que ne renierait probablement pas Lydia Lunch, sa jumelle maléfique outre-atlantique.
Celle-là est une artiste si polymorphe (musicienne, poète, performeuse, photographe…) qu’il n’est pas trop des nouvelles de son Déséquilibres synthétiques pour revenir sur ses différentes vies. Preuve s’il en faut que la création et (surtout) les gamelles nourrissent la création…
Le rock comme art de vivre
Il est temps de débrancher les guitares. On vous annonce que le rock est un film qui se déroule parfois sans bande-son. Et si certains de nos héros ne jurent que par la musique et revendiquent les influences de tels papes ou papesses du rock, d’autres sont des personnages rock’n’roll qui s’ignorent. Ces figures de l’anticonformisme se dénichent, comme le Limonov d’Emmanuel Carrère, dans l’Ukraine soviétique ou, plus étonnant peut-être, dans l’atmosphère confinée d’un cabinet de psychiatre new-yorkais à l’image de L’homme-dé de Luke Rhinehart.
Le premier a été petit voyou, poète underground, clochard puis valet de chambre d’un milliardaire américain, écrivain branché, soldat dans les Balkans, puis gourou charismatique du parti politique qu’il fonda sur le tard. On pourrait croire qu’il suivit les préceptes du second, le psychiatre, qui un beau jour commença à prendre chacune des décisions de sa vie en se conformant aux résultats d’un lancer de dé. Manifeste de la subversion, L’homme-dé fut interdit dans plusieurs pays à sa sortie. Depuis, il a fait une poignée d’adeptes…
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Visuel d’illustration : Tracy Thomas