Artiste flamboyante de la bouillonnante scène belge, Sylvie Kreusch détonne avec sa pop rêveuse et dansante. Alors que son album « Comic Trip » s’offre une version Deluxe augmentée, on a discuté avec elle de films, de PJ Harvey, de féminité et de ce qui nourrit son univers visuel et musical si singulier. Rencontre.
Lorsqu’on la joint par visio, Sylvie Kreusch est assise en T-shirt large à son bureau, sans une once de maquillage. Un style décontracté et cosy qui tranche avec le personnage flamboyant qui avait arpenté la scène de Rock en Seine en août dernier. La jeune Belge fait partie de ce vivier d’artistes étonnant·e·s issu·e·s du plat pays qui explorent, défrichent, s’amusent. Son truc à elle ? Une pop ludique et élégante, teintée d’electro et d’onirisme, une voix aérienne et un univers visuel très cinématographique.
A l’occasion de la sortie de la version Deluxe de son excellent deuxième album Comic Trip – quatre chansons en bonus dont l’irrésistible Crack Your Mind – nous avons papoté avec l’artiste à propos de ses inspirations et son univers singulier.
Comment définirais-tu ton style à quelqu’un qui ne te connaîtrait pas ?
C’est toujours une question difficile. Je dirais que cela dépend du projet, mais pour l’album Comic Trip en particulier, je dirais qu’il est à la fois coloré, hypnotique, dramatique, cinématographique et très « live ». C’est important pour moi : il y a de vrais musiciens, une vraie énergie scénique. C’est une musique sur laquelle on peut danser, mais qui reste très organique, très vivante.
Ta musique oscille entre quelque chose de pop et lumineux, et des zones plus sombres. Cherches-tu volontairement cet équilibre ambigu ?
Oui, totalement. C’est aussi le reflet de ma personnalité. J’ai un côté mystérieux, un peu sombre, mais je peux aussi être très gaie, maladroite, enjouée. Ces deux extrêmes m’attirent et j’aime jouer avec eux.
Tu dis souvent que tu imagines ta musique de façon très visuelle. Quelles œuvres t’inspirent le plus ?
Je reviens toujours à des images un peu vintage. Je ne suis pas très attirée par les nouvelles technologies ou l’IA. J’aime les esthétiques anciennes, les textures d’autrefois. Ça me rend presque triste de penser que tout ça appartient au passé. Même les voitures, les maisons, la manière dont les gens s’habillaient… Tout cela m’inspire beaucoup.
Et côté films ?
J’adore Lune de Fiel de Polanski, Le dernier tango à Paris de Bertolucci, ou encore David Lynch, bien sûr. Ce sont souvent des univers sombres, mais qui me parlent beaucoup visuellement.
Alors que ton dernier album, Comic Trip, est très pop, espiègle, presque rétro 60’s.
Oui, c’est vrai. Pour ce disque, je n’avais pas vraiment de films en tête. Pour mes premiers EPs, en revanche, je m’étais beaucoup inspirée du cinéma.
Mais ici, j’ai voulu regarder à travers les yeux de mon « enfant intérieur ». Les idées venaient de souvenirs très personnels, comme ma passion d’enfant pour les vaches – j’ai même fait un clip avec des vaches ! Ce n’était pas inspiré d’une image, mais d’un souvenir. Et bien sûr, j’ai été influencée par Serge Gainsbourg et son clip Comic Strip avec Jane Birkin, pour le côté ludique et un peu geek.
Clip Comic Strip de Sylvie Kreusch
Tu faisais partie d’un groupe – Soldier’s Heart – avant de te lancer en solo. Qu’est-ce que la solitude créative t’a apporté ?
Être seule, c’est à la fois libérateur et effrayant. Et puis, j’utilise mon vrai nom, donc je me sens exposée, « à nu ». Si ce projet échoue, c’est moi qui échoue. Mais ça m’a aussi libérée, surtout dans l’écriture. Dans mon ancien groupe, je devais écrire des textes qui parlent à tout le monde, à toute la bande. Du coup, je restais plus en surface.
En solo, mes paroles sont beaucoup plus personnelles. Et aujourd’hui, je suis entourée de musiciens en qui j’ai une totale confiance. Ce n’est pas une solitude totale – je travaille avec des gens qui m’inspirent, et c’est précieux.
Tes clips et chansons mettent souvent en avant des figures féminines puissantes, comme dans Justice Breeze, inspiré des femmes pirates. C’est important pour toi de valoriser les femmes ?
Oui, bien sûr. Je pense que c’est un sujet essentiel pour presque toutes les artistes féminines. On vit une période très intéressante : les femmes ont enfin une vraie place dans la musique. Être artiste, c’est une liberté immense, on peut dire ce qu’on veut.
Et dans le monde réel, on se bat encore pour être entendues. Quand on regarde la politique ou la société, c’est parfois désespérant, mais dans la musique, il y a une vraie énergie féminine.
As-tu le sentiment que les chanteuses sont aujourd’hui plus écoutées ?
Oui, clairement. Et c’est nécessaire. Il suffit de regarder les têtes d’affiche des festivals ou les charts : actuellement, la plupart des grandes figures sont des femmes. C’est d’autant plus frappant que le monde, lui, reste dirigé par des hommes, souvent en guerre. C’est un contraste saisissant. Mais j’y vois un signe positif – la musique peut encore faire bouger les choses.
Quels noms te viennent à l’esprit quand tu penses à ces artistes « puissantes » ?
Charli XCX, Chappell Roan ou Sabrina Carpenter – j’ai adoré la polémique autour de sa pochette d’album, les réactions disaient beaucoup sur notre époque. Et bien sûr PJ Harvey, toujours aussi forte, ou RAYE, qui a enfin trouvé son public après un long combat.
J’ai vu Chappell Roan sur scène récemment, c’était incroyable. J’en suis sortie en me disant : « Bon sang, je veux devenir lesbienne ! » (rires) Ce que j’aime, c’est que les tabous autour de l’amour entre femmes se lèvent peu à peu. Peut-être que si ça avait été différent à mon époque, j’aurais moi aussi vécu une histoire avec une fille. Aujourd’hui, tout est plus fluide, plus libre.
Tu sembles très connectée à ton corps sur scène. Est-ce qu’il est pour toi un instrument au même titre que la voix ?
Oui, complètement. Quand je compose, je pense à la manière dont mon corps va bouger sur scène. Même pour les costumes ou les visuels, j’imagine comment les tissus vont bouger avec moi. Tout est lié. Je ne suis pas une danseuse professionnelle, pas comme FKA Twigs, mais j’aime cette idée de bouger librement, sans chercher la perfection.
Peux-tu évoquer une rencontre qui t’a inspirée de manière inattendue ?
Il y en a beaucoup. Parfois, on croise quelqu’un quelques minutes et ça nous change profondément, sans qu’on le sache tout de suite. J’ai souvent eu ce sentiment.
Mais je dirais que mes amis, les gens que j’ai choisis de garder dans ma vie, m’ont beaucoup formée. Je n’ai pas grandi dans une famille d’artistes, donc j’ai parfois eu le syndrome de l’imposteur. J’ai vite compris que les rencontres qu’on fait sur notre chemin sont tout aussi déterminantes.

Quelle obsession aimerais-tu explorer ?
Je crois que je me rebelle toujours contre mon dernier album dans mon processus créatif : donc le prochain album sera sans doute son opposé. Pas forcément dans le son, mais dans l’énergie.
En ce moment, je réfléchis beaucoup à la féminité, au passage du temps. J’ai peur de perdre cette sensualité, cette liberté que j’ai sur scène. J’aimerais créer un album très sensuel, érotique – comme une manière de préserver cette part de moi, de la manifester artistiquement. C’est un peu une façon de convoquer un personnage que je ne veux pas laisser mourir.
Quels sont les albums qui ont changé ta vie ?
Let England Shake de PJ Harvey, Floating Into the Night de Julee Cruise. Et sûrement un album de Lana Del Rey – je ne saurais dire lequel, mais elle a été déterminante pour moi. Je pense qu’elle est la meilleure autrice-compositrice de notre génération. Beaucoup d’artistes, moi comprise, lui doivent énormément.
La scène belge est incroyablement riche : toi, Angèle, Stromae, Lous and The Yakuza… Y a-t-il des artistes belges moins connu.e.s que tu aimerais nous faire découvrir ?
Oui, plein ! Mais j’ai toujours peur d’en oublier (rires). Je dirais Tsar B, une amie incroyable. Siska Siska, toute jeune artiste que j’aimerais emmener en première partie. Et Gala Dragot, une véritable artiste dans l’âme, qui n’a pas encore sorti sa musique, mais dont je sais qu’elle est exceptionnelle. Et puis Fenne Kuppens, du groupe Whispering Sons : elle chante en flamand, c’est magnifique, même si on ne comprend pas les paroles.
Comment expliques-tu que la scène belge soit aussi foisonnante ? Y a-t-il un ingrédient magique ?
Peut-être parce que c’est un tout petit pays ! On est divisés entre la Wallonie et la Flandre, donc c’est encore plus restreint. Ça nous rend humbles et très ouverts. On n’a pas une « grande » culture musicale comme la France, donc on pioche partout, on mélange les influences. C’est peut-être ça, notre force : on crée des hybrides.