Décryptage

Eusexua : l’artiste protéiforme FKA Twigs surprend encore

23 janvier 2025
Par Samuel Leveque
Eusexua : l'artiste protéiforme FKA Twigs surprend encore
©Atlantic Records

Eusexua, le nouvel album de FKA Twigs, est extrêmement attendu. Il faut dire que l’artiste britannique n’a de cesse de se réinventer et de se découvrir de nouveaux talents. Retour sur une carrière pour le moins surprenante.

Avec un univers esthétique éthéré proche de l’art contemporain, un registre de voix soprano allant chercher dans les tréfonds d’un RnB fantomatique et une présence musicale relativement rare avec seulement trois albums en 13 ans de carrière, FKA Twigs est une star atypique. Inclassable, elle a été comparée tantôt à Tricky, tantôt à Madonna et même à Siouxsie Sioux de Siouxsie and the Banshees. Un mystère ambulant que l’on doit en particulier à sa nature d’artiste protéiforme, toujours légèrement en décalage avec ce que l’on attend d’elle.

Une formation classique et des débuts dans le monde de la danse

Tahliah Debrett Barnett aurait pu ne jamais se lancer dans la chanson. Fille d’un musicien jamaïcain et d’une danseuse anglo-espagnole, elle est élevée par cette dernière et son beau-père, un féru de jazz. Baignant dans les arts et la musique tout en grandissant dans l’univers terne d’une petite ville anglaise et bénéficiant d’une éducation catholique privée assez stricte, elle se passionne néanmoins pour la danse. Au point d’en faire son métier dès son adolescence, multipliant les apparitions dans des clips et sur scène aux côtés d’Ed Sheeran, Kylie Minogue ou encore Jessie J. Elle prend alors son nom de scène actuel, FKA Twigs : « Twigs » (littéralement « brindilles ») à cause d’une mauvaise habitude de faire craquer ses articulations, et « FKA » pour formerly known as (précédemment connue sous le nom de) pour éviter la confusion avec le groupe The Twigs.

Entre ses divers petits boulots, elle cherche à percer dans le milieu de la chanson en parallèle de la danse, et trouve petit à petit sa patte : de la soul onirique, vaporeuse, aux frontières de l’étrange. Un genre qui tranche avec la pop colorée ainsi que le revival folk de l’époque, et qui la fait connaître quand elle autopublie ses premiers morceaux sur la plateforme Bandcamp à partir de 2012. Repérée par la presse et par le label anglais Young Turks, elle publie son premier album LP1 en août 2014.

Une productrice aux mille facettes

Il faut mesurer à quel point LP1 a été un choc : FKA Twigs est alors complètement inconnue et cumule des millions de vues et d’écoutes en quelques semaines. Les critiques, dithyrambiques, sont parmi les plus favorables qu’un album ait reçues dans la décennie passée. De fait, le disque reçoit une quantité faramineuse de prix, ainsi qu’une mise en avant par le service de streaming musical Spotify qui le pousse comme un de ses indispensables de l’année. Time, Pitchfork, The AV. Club ou encore Rolling Stone placent LP1 dans les disques essentiels de 2014.

Une réussite en partie due à l’immense talent de productrice de la chanteuse, qui a gardé la main sur la direction artistique de l’album pour s’assurer que sa vision ne soit ni simplifiée ni dévoyée. Elle se découvre également des talents de réalisatrice et de chorégraphe, puisque c’est elle qui assure la mise en scène et le tournage des spectaculaires clips de promotion du disque.

Les années suivantes sont une confirmation des raisons de ce succès : loin de se laisser dicter sa manière de créer son art – particulièrement en décalage avec les sonorités mainstream –, FKA Twigs va au contraire prendre le temps de développer un univers qu’elle pilote avec précision. Elle crée un spectacle de danse contemporaine en forme de making-of du processus de création de LP1 : un véritable triomphe. Elle dirige des publicités et crée des chorégraphiques pour Nike et Apple. Elle réalise son propre court-métrage expérimental, Soundtrack 7. Difficile de trouver un phénomène comparable dans le reste du monde de la pop anglaise de la décennie 2010.

Une activiste en plein renouvellement

En 2019 arrive Magadalene, son second album, toujours chez Young Turks, coproduit par les plus grands noms de la musique électronique : Nicolas Jaar, Skrillex ou encore Noah Goldstein. L’accueil, encore plus favorable que pour LP1, continue de faire de FKA Twigs une vedette mondiale. Notamment grâce au tube Cellophane et grâce à son duo inattendu avec le rappeur Future sur le très étrange Holy Terrain. C’est aussi l’album qui marque l’arrivée de la chanteuse au cinéma, avec un rôle très remarqué dans le film américain Honey Boy, où elle joue l’un des rôles principaux.

Au sommet de sa notoriété, FKA Twigs ralentit sur les projets musicaux, puisqu’elle se contente pendant quelques années de la sortie de Caprisong, une mixtape où elle renforce encore le côté expérimental et exploratoire de sa démarche… En la rendant paradoxalement plus abordable. Dans ce disque atypique, elle va chercher des sonorités issues de la trap, de l’afrobeat et de l’hyperpop. Le résultat, plus proche des standards de la musique mainstream, prend les critiques à contrepied mais ravit ses fans, organisés dans une communauté hyperactive sur Discord.

La période, cependant, est surtout marquée par des prises de positions publiques de plus en plus affirmées de l’artiste : promotion du véganisme, engagements pour la paix ou encore lutte contre la désinformation et les deepfakes. Mais c’est surtout son combat contre les violences faites aux femmes, et particulièrement aux femmes noires, dont elle a elle-même été victime, qui retiennent l’attention. L’artiste éthérée et expérimentale devient ainsi une personnalité explicitement engagée. De plus, elle continue de suivre en parallèle de tout cela une carrière d’actrice, donnant par exemple la réplique à Bill Skarsgård dans le récent remake de The Crow.

Eusexua, une nouvelle rupture

Mais elle en revient toujours à ses premières amours : le chant et la danse. Loin de se contenter de suivre la voie du virage pop de Caprisongs, l’artiste multifacette va alors utiliser ce pic de notoriété pour changer encore radicalement de registre, avec la production d’Eusexua, un troisième album attendu pour le 26 janvier 2025. Cette fois-ci, c’est du côté de l’histoire de la techno que FKA Twigs va chercher ses influences, notamment, dit-elle, par volonté de mettre en avant son côté contre-culturel.

Mouvement queer, social, en rupture avec la société, voire en résistance avec le pouvoir (à l’époque des fêtes clandestines dans les pays de l’Est, avant la chute du mur de Berlin), la musique électronique porte des valeurs qui lui parlent. Et qu’elle souhaite particulièrement partager dans une époque où ces questions sont plus brûlantes que jamais.

Eusexua est aussi un album qui, comme son nom l’indique, évoque une forme d’euphorie sexuelle revendiquée, à une époque où les libertés des femmes en la matière sont de plus en plus menacées et remises en question. Une vision portée à merveille par la vidéo du single titre, écrite par elle et réalisée par son compagnon, le directeur photo Jordan Hemingway.

Ce disque, à coup sûr, ne plaira pas à tout le monde. Mais les critiques s’accordent déjà pour souligner la réussite, une fois de plus, des expérimentations artistiques de FKA Twigs, capable de prendre des années pour développer un album mêlant histoire de la musique, chant, danse, message politique et installation artistique. À 37 ans, celle qui commença comme simple danseuse dans des backgrounds de clips de pop se tient désormais au sommet de la pop britannique.

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