
De retour en compétition officielle après sa Palme d’or pour « Titane » en 2021, la réalisatrice française Julia Ducournau propose avec « Alpha » une nouvelle expérience de cinéma qui transcende les genres. Retour sur les secrets du cinéma si particulier d’une metteuse en scène sous influences.
Julia Ducournau est une enfant du Festival de Cannes. Son premier court métrage, Junior, avait obtenu le prix du Petit Rail d’or lors de la Semaine de la critique en 2011. Depuis, la réalisatrice a fait du chemin : prix FIPRESCI toujours lors de la Semaine de la critique en 2016 pour son premier long, Grave, puis la consécration avec une Palme d’or en 2021 pour Titane. La revoici sur la Croisette en compétition officielle avec son troisième long-métrage, Alpha, présenté ce 19 mai. Ducournau deviendra-t-elle la première réalisatrice à entrer dans le club fermé des cinéastes doublement Palmé.e.s ?
Un cinéma ultra-référencé
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Julia Ducournau a toujours été attirée par l’étrange, le bizarre, le gore et le macabre. Elle cite aussi bien Massacre à la tronçonneuse comme film de chevet (depuis… ses 6 ans) que les nouvelles d’Edgar Allan Poe, en passant par le cinéma de David Cronenberg. Et cela se ressent dans les histoires qu’elle crée à son tour.
Son premier téléfilm, Mange, retrace les retrouvailles d’une jeune femme boulimique et anorexique avec celle qui la harcelait à l’école. La notion de victime et de bourreau va très vite être mise à mal et l’amoralité, se porter en triomphe. Dès ses premiers essais, Julia Ducournau va tenter de rejoindre ses pairs dans leur goût de la transgression, glissant ici ou là des références comme des jalons de sa propre mutation de réalisatrice.
Le goût des histoires hors normes
Julia Ducournau n’hésite pas à pousser le curseur toujours davantage. Notamment dans Grave, son premier long-métrage sur une jeune étudiante vétérinaire et végétarienne (Garance Marillier) qui se découvre un appétit féroce… pour la chair humaine.
Tous les ingrédients sont réunis pour faire de la réalisatrice le fer de lance au féminin du cinéma de genre à la française : une histoire ancrée dans une réalité sociale (ici une école vétérinaire, le végétarisme…), des images choc et un appétit pour le gore et la provocation qui lui permettra de remporter le Grand Prix du Festival de Gérardmer et six nominations aux César.
La réalisatrice va pousser le curseur encore plus loin avec Titane, rendant hommage aux Crash et Videodrome de David Cronenberg. Ici, son héroïne (Agathe Rouselle), psychopathe sur les bords et toujours à fleur de peau, va se livrer à une expérience sexuelle… avec une voiture. Elle tombera enceinte du bolide et poursuivie par la police, se fera passer pour le fils disparu d’un chef de pompiers (Vincent Lindon).
Un film radical, dérangeant, âpre et froid couronné par une Palme d’or controversée. Il conduira Julia Ducournau à aller plus loin, à expérimenter et explorer d’autres genres cinématographiques.
Pour Alpha, en compétition officielle cannoise et en salles le 20 août 2025, elle conte le drame d’une adolescente rejetée par les autres à cause de sa maladie qui la voit se transformer petit à petit. Une réécriture de son court métrage Junior, où l’étrange est cette fois-ci dirigé vers quelque chose de plus intimiste.
Le teaser d’Alpha de Julia Ducournau, présenté au Festival de Cannes 2025
Des héroïnes fortes et sacrificielles
À chacun de ses films, Julia Ducournau, féministe revendiquée, met en avant le même type d’héroïne : jeune, en pleine mutation physique (une végétarienne devenant carnivore, une meurtrière enceinte d’une voiture, une ado atteinte d’une maladie qui la dévore). Elle ne cherche pas à créer de l’empathie envers ses anti-héroïnes, mais à placer le spectateur dans une immersion totale et inconfortable de ce qu’elles peuvent ressentir. Et si elles subissent leur destinée tragique jusqu’au sacrifice de leur personne, elles n’en restent pas moins maîtresses de leur avenir et de leurs choix. Chacune d’entre elles devient une autre, plus forte et fragile à la fois, la tête haute et le regard bravant l’adversité (souvent masculine et toxique).
Une réalisatrice qui inspire à son tour
Le cinéma de genre français commence à s’imposer de plus en plus dans les salles hexagonales, mais aussi dans le monde entier. Et le succès de Julia Ducournau n’y est pas pour rien. Certes, ses homologues masculins ont déjà fait parler d’eux, de Pascal Laugier à Christophe Gans, en passant par Alexandre Aja et Xavien Gens, mais aucun n’a pu, comme elle, pénétrer dans de prestigieuses sélections officielles. En remportant la Palme d’or, Julia Ducournau a permis à tout un genre de cinéma, souvent décrié par les professionnels, d’être enfin pris au sérieux. Et surtout, elle a montré que les femmes aussi pouvaient faire peur ou déranger dans les salles obscures.
La réalisatrice Julia Ducournau
Grâce à Julia Ducournau et sa reconnaissance internationale, une autre réalisatrice française aux mêmes obsessions (masculinité toxique, héroïnes badass, goût prononcé pour le gore et l’étrange) a pu elle aussi, avoir son heure de gloire au Festival de Cannes : Coralie Fargeat. Tandis que son premier long-métrage, Revenge, avait été remarqué au Festival de Gérardmer, son second, The Substance, a pu lui aussi être sélectionné en compétition cannoise. Troublant et ultra-original, signant le grand retour de Demi Moore, son film a glané le prix du meilleur scénario, un Golden Globe et l’Oscar des meilleures maquillages et coiffures.
Pas de doute, désormais, il faudra compter sur les femmes réalisatrices fantastiques. Dans tous les sens du terme. Et Julia Ducournau aura sans conteste ouvert la voie.