Entretien

Rencontre avec Carole Martinez à l’occasion du Prix du roman Fnac 2024

14 août 2024
Par Lisa Muratore
Rencontre avec Carole Martinez à l'occasion du Prix du roman Fnac 2024
©Francesca Mantovani

[Rentrée littéraire 2024] Carole Martinez fait paraître ce 15 août son nouveau roman, Dors ton sommeil de brute. À l’occasion de sa sélection pour le Prix du roman Fnac, L’Éclaireur a rencontré l’autrice afin de parler de ce nouveau projet littéraire aussi riche qu’émouvant.

Lauréate en 2011 du prix Goncourt des lycéens pour Du domaine des murmures (2011, Gallimard), Carole Martinez est de retour, ce 15 août, sur les étagères des libraires afin de présenter Dors ton sommeil de brute (Gallimard), dans lequel elle raconte la fuite d’Éva et de sa fille, Lucie, complètement coupées du monde. Sauf qu’au même moment un cri sillonne la planète entière, sous la forme d’un rêve collectif qui touche tous les enfants de la Terre. La nature tente à travers les songes de communiquer avec l’humanité alors que celle-ci est sur le point de basculer. Alors, comment empêcher cette apocalypse ?

Dans ce roman dense et poétique, Carole Martinez présente une œuvre à plusieurs voix. Grâce à un jeu sur les pronoms et les temps, l’autrice dévoilée grâce au Cœur cousu (2007, Gallimard) offre un cinquième roman basé sur un procédé d’écriture surprenant. Elle questionne aussi la parentalité, ainsi que l’impact écologique à travers de nombreuses métaphores ; un véritable conte contemporain, sélectionné pour le Prix du roman Fnac 2024.

Quel a été le point de départ de l’histoire de Dors ton sommeil de brute ?

Il y a eu plusieurs points de départ. La première chose qu’il faut savoir, c’est que je suis insomniaque. Pendant le premier confinement, je n’arrivais à dormir qu’une heure chaque nuit. J’étais forcément inquiète. Je suis donc allée regarder plein de choses sur le sommeil. C’est quelque chose qui me fascine, notamment cette idée du sommeil paradoxal qui est le sommeil durant lequel on peut rêver. C’est tout à fait étonnant, car, en ne dormant qu’une heure, j’évitais le sommeil paradoxal, et donc les rêves.

Pendant la pandémie, le Covid a peu touché les enfants. Cela a été une autre source d’inspiration pour moi. Comme souvent, je travaille autour des peurs, et je me suis dit que ce serait terrible si une épidémie ne venait à toucher que les enfants. J’ai donc lié le sommeil à l’épidémie. Comme on était vraiment dans un moment anxiogène, de l’ordre du fléau, j’ai aussi travaillé sur l’apocalypse et les dix plaies d’Égypte. J’ai voulu associer cela à l’idée d’une terre abîmée et du renouveau de la nature lorsqu’on a tous été confinés.

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Il se trouve que j’avais la chance de ne pas être à Paris, mais à la campagne, donc j’étais vraiment au milieu de la nature. Je me suis demandé si ça ne serait pas intéressant d’avoir une autre puissance, qui serait une puissance archaïque, celle de la Terre, qui à son tour essaierait de demander quelque chose. J’ai aussi eu cette idée des enfants qui hurlent pour faire écho au cri d’alarme que les chercheurs essaient de lancer à travers le monde. J’ai pensé à un cri qui n’est pas articulé, qui n’est finalement pas un refus. J’ai pensé à ce cri en tant que premier rêve, puis j’ai déroulé un compte à rebours autour des dix plaies d’Égypte pour rythmer le livre.

Toutes ces sources d’inspiration, notamment celle de la nature, donnent au roman un aspect de conte contemporain…

J’adore mon espèce humaine. Je trouve qu’elle est à la fois cruelle, abominable, mais aussi splendide et magnifique. Je voulais m’interroger sur ce qui pourrait sauver l’espèce humaine. Je ne voulais donc pas que la Terre ressemble à une victime, mais qu’elle ait une puissance incroyable. C’est une véritable héroïne du roman. C’est vraiment un personnage à part entière qui essaie de s’exprimer et qui a une puissance phénoménale.

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Le fait d’avoir écrit ce roman vous a-t-il aidé à mieux dormir ? Son écriture a-t-elle débloqué quelque chose en vous du point de vue du sommeil ?

Je dormais une heure pendant le premier confinement, mais après je me suis calmée ! [Rires] À cette époque, je trouvais ça intéressant d’éviter les rêves. C’est pour cette raison que j’ai beaucoup fouillé. L’écriture de Dors ton sommeil de brute m’a appris plein de choses et m’a beaucoup changée. J’ai fait beaucoup de recherches autour du sommeil, qui m’ont moi-même rassérénée. J’ai aussi fait beaucoup de recherches sur les moustiques, sur les grenouilles, sur les fermes laitières industrialisées…

Carole Martinez présente son nouveau roman, Dors ton sommeil de brute.

Chaque fois, tout cela m’ouvrait une sorte de monde inconnu. Ça a débloqué beaucoup de choses, même du point de vue de la relation entre parents et enfants. Mon livre est un peu comme une poupée gigogne sur ce point, il y a la Terre qui est une mère, puis Éva et Lucie… Chacun des personnages a eu une relation particulière avec sa mère et ses enfants. Il y a quelque chose qui se tricote autour de la mère et de l’amour parental. Ça me paraissait important de travailler autour de ça aussi. J’ai beaucoup aimé le fait qu’une mère et sa fille soient complètement isolées et en même temps aient accès au monde entier.

Comment décririez-vous la relation entre Éva et sa fille Lucie, justement ? Elle semble aussi fusionnelle que toxique. 

Tout à fait. Cette relation a beaucoup de limites et de défauts. C’est terrible, cette mère qui veut absolument entrer dans les rêves de sa fille, et qui en même temps l’aime. Sa fille est devenue son horizon, alors qu’elle ne voulait pas d’enfant. Eva est fascinée par sa gamine, car elle peut redécouvrir le monde à travers elle. Fort heureusement, la petite se défend quand même en disant que ses rêves lui appartiennent. 

Il y a quelque chose à la fois de très beau dans cette relation mère-fille, mais aussi de très inquiétant. Dans mon livre, il y a tout un travail à la fois positif et négatif sur la relation parentale. Tous mes personnages ont une relation particulière avec leurs parents, et je pense que l’on passe tous et toutes par cette relation particulière. Ils sont toutes et tous travaillés par l’amour pour leurs parents et une forme de traumatisme. Il y a l’apocalypse personnelle, puis il y a l’apocalypse universelle. Il y a un lien entre les deux qui produit une sorte d’écho. J’ai essayé de travailler à la fois l’individuel et l’universel.

C’est un roman à deux échelles, dans lequel il y a ce jeu entre l’intime et l’universel, mais c’est aussi un roman dans lequel il y a plusieurs procédés d’écriture. Vous parlez sous la forme du dialogue, de la pensée, et vous utilisez plusieurs pronoms selon les personnages. Pourquoi ce choix ?

Exactement ! C’est vrai que je voulais utiliser plusieurs narrations et jouer sur les pronoms. Mon héroïne, Éva, se définit à travers le “je”. Ce jeu est très important, car, au-delà des pronoms, c’est aussi un jeu sur les temps. Au début, Éva parle au présent, puis au passé, alors que tous les autres personnages sont au présent. Je voulais créer un décalage, car Éva est décalée dans le temps, elle n’est pas sur le même espace-temps que les autres.

Puis, il y a cet autre narrateur, Serge. Je voulais qu’il soit totalement décentré, que ce soit un être qui ne dise jamais “je” dans le texte, même dans les dialogues, et qui se pense à la deuxième personne, parce qu’il a perdu le centre. Je trouvais ça très beau cet homme qui ne dit jamais “je”, qui se tutoie quand il pense.

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Carole Martinez.©Francesca Mantovani

Le troisième personnage, celui qui finalement est sorti du couple, puisqu’il va y avoir cette histoire d’amour entre Serge et Éva, c’est le père qui devient un “il”. Et tous les enfants qui rêvent sont un “nous”. On va également retrouver un “vous” à la fin du livre. J’ai beaucoup joué avec les pronoms, mais aussi avec les personnages, notamment celui de la radio qu’écoute Serge pour ne pas être perturbé par ses acouphènes. Cette radio est notre lien, tout au long du récit, avec le reste du monde. Avec elle, jusqu’à la fin, j’explore une autre voix narrative. C’était extraordinaire de pouvoir me permettre tout cela. 

Ce jeu des pronoms nous permet de nous identifier aux personnages et offre une histoire vraiment dynamique…

Ce livre m’a embarquée à tous les niveaux. Ce qui est hallucinant, aussi, c’est que parfois on écrit pour savoir ce qui va se passer. Ici, j’écrivais aussi pour savoir ce qui allait se passer ! [Rires] J’avais quelques indices de temps avec les dix plaies d’Égypte, mais ensuite je me suis laissée porter par l’histoire et les personnages. D’ailleurs, je ne sais toujours pas comment parler de mon livre, et ce que je dois dire dessus exactement. Dois-je évoquer les dix plaies ou pas ? C’est tellement dense comme histoire, j’ai peur de troubler le suspense.

« J’aimerais que les lecteurs et lectrices retiennent une forme de retrouvé, une forme d’harmonie grâce à mon roman. »  Carole Martinez

La religion et les parallèles avec elle sont nombreux dans le livre. Qu’est-ce qui vous fascine tant dans ce genre d’allégorie ?

Je ne suis pas croyante, mais je suis fascinée par toutes ces histoires, par ces textes fondateurs. J’utilise ces textes et je les mélange au conte. Par exemple, quand Lucie est suivie par ces oies, pour moi ça en appelle davantage au conte. J’avais envie de parler des oiseaux, parce qu’il se trouve que mon voisin était fou d’oiseaux et qu’il m’a appris plein de choses. Parler des oiseaux, c’est aussi parler de l’imprégnation, de l’empreinte et du lien parental qui naît au premier regard. Je trouvais ça super intéressant justement le travail autour de l’œuf et de l’oiseau ; de cette petite fille qui devient mère elle-même de ces oiseaux.

« J’ai vécu une apocalypse personnelle pendant l’écriture de ce roman, et son écriture m’a aidée à amortir le choc. »  Carole Martinez

Il y a donc eu les textes fondateurs, en tout cas la Bible, le conte, mais je me suis aussi permis une sorte de mythologie moderne qui est liée au cinéma. Je me suis amusée avec l’histoire des avions en étant parfois à la limite du film catastrophe. J’ai lié cette mythologie cinématographique moderne aux catastrophes anciennes évoquées dans la Bible – qui est une source de nourriture très ancienne avec l’Apocalypse, le Déluge, et tout ce qui est de l’ordre des fléaux. 

Que voulez-vous susciter chez les lecteurs et lectrices avec votre nouveau roman ?

J’aimerais que les lecteurs et lectrices retiennent une forme de retrouvé, une forme d’harmonie grâce à mon roman. Je ne suis pas complètement naïve non plus, je sais bien que ce ne sera pas forcément un roman qui pourra faire ça, mais cette idée que grâce à l’harmonie on peut ne pas aller dans le mur me séduit. Je veux que l’on perde le goût du néant. Avec mon titre, Dors ton sommeil de brute, je fais référence à un poème de Baudelaire qui m’a beaucoup inspirée.

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Carole Martinez. ©Francesca Mantovani

L’être humain a le goût du néant ; cet attrait pour l’anéantissement. L’idée avec ce livre est de perdre ce goût du néant et d’arriver à dépasser ce sentiment. J’ai bien conscience que cela fait partie de la nature humaine et que ce n’est pas un roman qui va empêcher ça, mais j’espère éveiller des consciences. 

Que suscite l’écriture chez vous ?

J’ai vécu une apocalypse personnelle pendant l’écriture de ce roman et son écriture m’a aidée à amortir le choc. C’était une sorte de cocon. C’est un livre violent et doux, et, grâce à son écriture, j’ai pu retrouver de la douceur auprès de Serge, y trouver un écrin de beauté, de nature. J’ai pu vivre là-dedans, et c’était très beau.

Quelles sont vos attentes pour la rentrée littéraire ?

Cette année, j’ai adoré Guerre et Pluies de Velibor Čolić. J’avais aussi beaucoup aimé le premier roman d’Abigail Assor. Cette année, elle sort La Nuit de David, qu’il me tarde de découvrir. Je pense aussi à Marie Vingtras et son livre Les Âmes féroces, mais aussi à Maud Ventura qui va sortir Célèbre après Mon mari !

Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez, Gallimard, le 15 août en librairie.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
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