C’est peut-être la famille la plus connue de la littérature française. Les parents Thénardier, leurs enfants (dont Gavroche) et leur hôte maltraitée (Cosette), ont dépassé le simple statut de personnages des Misérables pour devenir des archétypes du mal ou du bien, suivant leur place. Il est temps de dresser le portrait de ces très fameux symboles de l’avidité et de la méchanceté.
Les Misérables, une étude du peuple
Roman fresque couvrant près de 20 ans d’Histoire, analyse fine du peuple parisien, Les Misérables raconte en particulier le destin de Jean Valjean, homme bon devenu voleur compulsif après vingt ans de bagne, et dont la lumière intérieure finit par se rallumer après bien des malheurs. Sa vie nous est racontée par Victor Hugo à travers les différentes « couvertures » qu’il se donne afin de ne pas être rattrapé par son passé de bagnard. Il devient ainsi un notable sous le nom de Monsieur Madeleine, et croise l’un des personnages qui va marquer sa vie, Fantine. Cette fille-mère a confié son enfant, Cosette, à une famille d’aubergiste, les Thénardier, qui prennent une place croissante dans le roman, et croiseront plusieurs fois le chemin de Jean Valjean.
Réalisant une soigneuse étude de caractères des mœurs du XIXe siècle, et un portrait moral d’une galerie de personnages représentant chacun un concept philosophique, Victor Hugo a particulièrement « chargé » la famille Thénardier, qui nous est dépeinte également à plusieurs étapes de leur évolution, au gré de ses interactions avec d’autres figures importantes de ce grand roman.
Qui sont monsieur et madame Thénardier ?
Nous sommes à Waterloo, en 1815. Après la défaite de l’Empereur, un certain Thénardier, simple homme de troupe, tente de s’emparer des trésors d’un officier blessé et inconscient. Au réveil, ce colonel se méprend sur les intentions du soldat, et s’empresse de le remercier de l’avoir sauvé. Cette méprise originelle va avoir beaucoup de conséquences sur la vie de ce Thénardier, dont on ne connaît pas le prénom : dans l’action du roman, il nous est présenté comme un aubergiste de Montfermeil, qui se targue d’avoir effectivement sauvé un officier à Waterloo, des années auparavant. Sans préciser, bien sûr, que le geste était loin d’être désintéressé.
Cette anecdote dit beaucoup de la personnalité de Thénardier, présenté à gros traits comme un homme chétif, hypocrite, impécunieux, filou, escroc, toujours méchant. Son vice se découvre notamment lorsque le roman nous fait entrer dans le monde de Cosette. Cette enfant est la fille de Fantine, fille-mère que Thénardier a rencontrée par hasard. Contre espèces sonnantes et trébuchantes, Thénardier « s’occupe » de Cosette, l’héberge, la nourrit. Mais chaque mois, l’aubergiste demande davantage d’argent à la pauvre femme qui travaille, elle, dans l’usine de Monsieur Madeleine. Dans le même temps, l’homme soumet la jeune fille aux très sévères manières de son épouse, que Victor Hugo dépeint comme une mégère…
« La Thénardier » … Entre ses jurons, sa grossièreté d’apparence, ses horribles manières, son parler populaire empli de haine, la femme de Thénardier a tout du personnage archétypal de méchante, maltraitante, à l’amour purement grégaire, et encore… Ainsi, la femme de l’aubergiste a trois jeunes filles sous sa coupe, mais n’aime que ses filles naturelles Éponine et Azelma, et maltraite Cosette. On apprend au cours du roman qu’elle a en tout trois garçons, mais qu’elle les abandonne à tour de rôle, le plus âgé des deux n’étant autre que Gavroche, l’un des autres héros des Misérables.
Le mariage des Thénardier tient grâce à la possibilité qu’ils s’offrent mutuellement de déployer leurs plus bas instincts. D’abord en laissant leurs filles maltraiter Cosette, puis en employant la fille de Fantine comme servante. C’est à travers sa position entre les deux Thénardier que l’on comprend d’ailleurs comment fonctionne leur ménage : « Cosette était rouée de coups, cela venait de la femme ; elle allait pieds nus l’hiver, cela venait du mari ».
La colère de la Thénardier et les combines peu amènes de son mari pour amasser de l’argent n’empêchent pas cette famille de se déliter socialement au fur et à mesure du roman. Des années après que Jean Valjean ait racheté la liberté de Cosette, les Thénardier recroisent son chemin à Paris, où ils vivent de brigandage, de mendicité et d’escroquerie, et tentent notamment de faire chanter l’ancien bagnard, qui se dissimule sous l’identité de Monsieur Leblanc à ce moment-là.
Incarcéré à la suite d’une dénonciation de Marius (fils du colonel « sauvé » par Le Thénardier), l’ancien aubergiste sert un moment de prétexte à Hugo pour que l’écrivain dépeigne le milieu carcéral parisien, les bandes de criminels (les Patron-Minette) et aussi à expliquer par des raisons sociales les origines de la délinquance. Le basculement de Thénardier dans le mal le poursuit toute sa vie : son destin sera de récupérer de l’argent auprès de Marius (fils de l’officier de Waterloo), et de finir sa vie aux Etats-Unis, comme marchand d’esclave, l’un des pires métiers qui soit, en tout cas le plus indigne.
Qui est Éponine ?
Grandir parmi les Thénardier père et mère n’a pas aidé Éponine, leur fille aînée, à connaître une enfance très heureuse. Déjà parce que l’ambiance domestique de l’auberge de Montfermeil a davantage appris à la jeune fille la roublardise plutôt que les bonnes manières. Ensuite, La Thénardier a beau jeu d’exciter les passions infantiles de ses deux filles pour qu’elles prennent en grippe Cosette et lui fassent du mal, par mimétisme avec les propres sévices que la femme de l’aubergiste prodiguait à leur infortunée pensionnaire.
Cependant, l’on quitte longtemps Éponine dans le roman, avant qu’Hugo ne la dépeigne avec sa famille venue à Paris. Soumise à la dure loi de la rue, et aux nombreuses incartades de son père avec les bandits locaux, les Patron-Minette, elle devient une véritable allégorie de la misère, de la faim, de l’insouciance aussi, sous la plume du romancier. Son amour tragique et non-réciproque pour Marius, et sa fin sur les barricades, font d’Éponine Thénardier l’un des personnages les plus complexes – et les plus intéressants – de cette drôle de comédie de mœurs symbolique des Misérables.
Qui est Azelma ?
La cadette des Thénardier n’a pas un rôle très important dans le roman de Victor Hugo. En effet, elle nous est dépeinte, enfant, dans le sillage de sa grande sœur Éponine, suivant la plupart de ses jeux, mais aussi de ses avanies envers Cosette.
Lorsque, dans la deuxième partie du roman, sa famille est installée à Paris, Azelma reste une figure de l’ombre : tout juste la croise-t-on avec son père dans les derniers chapitres du récit, alors qu’elle est devenue elle aussi une fille des rues.
Qui est Gavroche ?
Qui mieux que Victor Hugo a dépeint la vie de ce qu’on appelait « les gamins de Paris » ? Ces jeunes, livrés à eux-mêmes, et qui, à force de malice, parviennent à survivre dans le ventre grouillant de cette cité qui, au début du XIXe siècle, n’avait rien de la carte postale actuelle… L’auteur des Contemplations a créé avec Gavroche l’un des personnages les plus emblématiques de la littérature française.
Abandonné par sa mère au début du roman, parce que trop bruyant, le jeune Gavroche fait son éducation à Paris, en commettant divers larcins (mais façon Robin des Bois, il ne vole que les malhonnêtes), adopte le parler argotique de la plèbe et des bandits, prend en grippe l’ordre établi, en particulier les bourgeois et les forces de l’ordre.
Gavroche apparaît plus précisément dans la troisième partie des Misérables, consacrée à Marius. Victor Hugo dresse le portrait d’un gamin contradictoire, à l’allure frêle mais à la résilience absolue, coiffé d’une casquette béret devenue symbolique, et porté sur les jeux de mots. En effet, l’écrivain fait dire à son jeune « héros » des réparties bien senties, où transparaît cette gouaille populaire qui a beaucoup influencé Céline ou Audiard. Le gamin de Paris, autodidacte, s’embarque enfin dans l’une des aventures les plus marquantes des Misérables : l’insurrection républicaine de juin 1832, durant laquelle les personnages se retrouvent à la barricade rue Saint-Denis. Gavroche y acquiert l’immortalité littéraire avec ses fameuses chansons, et connaît une fin tragique, décrite avec virtuosité dans un chapitre resté célèbre pour son invention langagière, autour de rime avec Voltaire et Rousseau…
Les Thénardier à l’écran
Adapté plus d’une quinzaine de fois à l’écran, en France, en Amérique, et même au Japon, Les Misérables imposent toujours un important casting, qui tient compte de l’abondance de personnages et de leurs rôles bien définis, qui nécessitent des acteurs au charisme naturel indiscutable. Ainsi, les différents interprète des Thénardier composent une belle brochette du méchant (ou du jeune héros dans le cas de Gavroche) au cinéma.
Pour jouer Monsieur et Madame Thénardier, de jolis couples orduriers ont été formés par les cinéastes. L’adaptation très connue de Raymond Bernard (avec Harry Baur dans le rôle de Valjean) a ainsi créé un duo étonnant composé de Charles Dullin et Marguerine Moreno. Plus tard, la version de Jean-Paul Le Chanois, constitutive du cinéma dit de « la qualité française » a donné le rôle masculin à Bourvil, et celui de son épouse à une actrice allemande (coproduction avec la RFA oblige), Elfried Florin. Jean Carmet et Françoise Seigner ont campé des Thénardier particulièrement crédibles dans le film de Robert Hossein. Plus récemment, Christian Clavier, accompagné de l’actrice Veronica Ferres, martyrisaient une Cosette jouée par Virginie Ledoyen dans l’adaptation télévisuelle de Josée Dayan. En 2012, la comédie musicale transposée à l’écran donnait à Sacha Baron Cohen et à Helena Bonham Carter le rôle (et le répertoire) des deux Thénardier.
Parmi les enfants Thénardier, un certain nombre d’acteurs ont plus tard connu une assez belle carrière : Asia Argento était l’Éponine de Josée Dayan, la jeune première Frances Drake celle de l’adaptation américaine de 1935. Le même rôle échut aussi à Orane Demazis (la Fanny de Pagnol) dans l’adaptation de Raymond Bernard, tandis que le futur réalisateur de Bohemian Rhapsody et Rocketman, et acteur dans Arnaques, Crimes et Botanique, Dexter Fletcher a incarné Gavroche en 1978 dans un téléfilm américain.