Entretien

Rencontre avec Paul Auster : « Je veux toujours détruire le passé »

21 février 2018
Par Pauline

Paul Auster était le 12 janvier dernier à la Fnac Saint-Lazare, à Paris, pour présenter son dernier (et imposant) roman, 4 3 2 1. Rencontre – en français – avec l’un des auteurs américains les plus importants de sa génération.

4 3 2 1 marque votre retour à la fiction après Chronique d’hiver et Excursions dans la zone intérieure. Pourquoi avoir attendu sept ans pour publier un nouveau roman ? 

Paul Auster : « Sunset Park était une sorte d’explosion que j’ai écrit à une vitesse inouïe, peut-être six-sept mois, et j’étais vraiment fatigué. J’ai essayé six mois après de commencer un nouveau roman : j’avais une idée, j’ai écrit une centaine de pages et j’ai décidé que ce n’était pas bon. Je n’étais pas content, alors j’ai abandonné… C’est seulement la deuxième fois que je fais ça dans ma vie. Depuis longtemps, j’avais cette idée d’écrire un petit livre sur mon corps : j’ai commencé à écrire Chronique d’hiver qui a déclenché le deuxième volume, Report from the Interior en anglais, qu’on a traduit par Excursions dans la zone intérieure (ce titre en français c’était mon idée. On ne savait pas quoi faire… C’est pas mal non ?) Ce qui est intéressant dans ces deux livres de non-fiction autobiographiques, c’est que, pour la première fois de ma vie, j’ai réfléchi de manière sérieuse et attentive à mon enfance et ma jeunesse. Je crois que ce travail sur ces deux livres a labouré le terrain pour 4 3 2 1 : sans les deux livres précédents, je crois que je n’aurais jamais fait 4 3 2 1. J’ai également publié un livre avec J.M. Coetzee… Sept ans… Mais trois livres en sept ans, c’est pas mal ! »

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4 3 2 1 est un livre très différent de ce que vous avez écrit…

« Pour moi, chaque livre est un nouveau départ. Je ne veux pas me répéter. Il y a beaucoup de choses dans cette vie, beaucoup d’approches… Répéter, faire le même livre tout le temps, ça n’a aucun intérêt pour moi. Comme je l’ai dit dans cet entretien avec François Busnel : il y a des artistes comme Braque qui font la même chose toute leur vie, et c’est bon, c’est très bon. Il y a d’autres artistes, comme Picasso, qui lui changeait tous les trois ans, trouvait des nouveaux moyens de faire ce qu’il voulait faire. Je suis comme ça, je veux toujours détruire le passé pour faire quelque chose dans le présent… et dans l’avenir aussi, on espère. »

4 3 2 1 est un livre sur quatre hommes qui portent le même nom, qui ont le même bagage génétique, mais qui suivent quatre trajectoires différentes. Comment le livre est né ?

« Pendant des années, j’ai souvent réfléchi à cette question des chemins pris et des chemins non pris dans la vie. Comment les circonstances peuvent influencer toute une vie… Un jour, l’idée d’un livre comme celui-là m’est venu à l’esprit. Je ne sais pas comment, pourquoi, mais c’était là. Et c’était très clair ! J’étais très excité et je me suis dit que j’avais trouvé une forme pour englober toutes ces idées dans un seul livre. Quatre voix parallèles… Mais qui était le personnage ? Dès que je me posais cette question, il était là, ce garçon, Ferguson. Le nom vient d’une blague qui est racontée dans le premier paragraphe du livre. Ce n’est pas une blague que j’ai inventée, c’est une vieille blague que j’ai entendu deux-trois ans avant de commencer le livre. Et puis, j’ai commencé à écrire aveuglement, parce que je ne savais pas exactement ce que je faisais. Au début, je pensais suivre ces quatre garçons jusqu’à la vieillesse, mais après quarante ou cinquante pages, je me suis rendu compte que ce livre était l’histoire d’un développement humain, l’histoire de l’enfance, de la jeunesse, de l’adolescence, les vingt premières années d’une vie. Ce sont les années les plus mouvementées d’une vie : on commence comme une toute petite personne, qui ne peut rien pour soi-même et, vingt ans après, on est presque adulte. C’est une transformation assez étonnante, n’est-ce pas ? Quand on pense à ces années, tout ce qu’on fait pour la première fois… Le premier goût de la glace, la première fois que l’on sent l’odeur des sapins… Et plus tard, toutes les pensées qui viennent… C’est un temps miraculeux. Je voulais suivre ça. »

Qui sont ces quatre Ferguson ?

« Ce que je voulais c’était un livre avec des différences nuancées. Je ne voulais pas écrire un livre de science-fiction, avoir un des garçons qui devient astronaute, l’autre voleur de banque, le troisième juge, le quatrième cowboy. Ce n’était pas l’idée. Ils sont la même personne, ils vivent dans les mêmes lieux, dans la même partie des États-Unis. Ce sont des garçons qui partagent beaucoup de qualités : ils sont assez costauds, ils aiment le sport, ils sont très sensibles à la musique… Quand ils grandissent, ils filent tous les quatre vers l’écriture d’une forme ou d’une autre : poète, traducteur de poèmes, journaliste, critique de cinéma, mémoiriste, écrivain de fiction. L’un de ces garçons est le fondateur de son propre journal qu’il publie quand il a onze ans… C’est quelque chose à savoir sur ces quatre Ferguson : ils sont tous les quatre très précoces. Ils peuvent faire des choses que je n’étais pas capable de faire à leur âge. C’est un livre qui partage beaucoup de choses de ma vie, en particulier la géographie et la chronologie*. Mais Ferguson n’est pas moi. Le livre est tiré de ma vie, mais ce n’est pas un livre sur ma vie, il y a une différence. »

*(NB : Les quatre personnages sont tous nés en 1947, comme Paul Auster)

Certains des personnages de 4 3 2 1 sont tirés de vos précédents romans…

« Je me suis rendu compte qu’il y avait pas mal de personnages dans mes romans précédents qui ont fait leurs études à Columbia University, plus ou moins en même temps que moi. Alors, comme une sorte de réunion d’élèves, je les ai mis dans le livre. Ils travaillent sur la revue littéraire de l’université. Il y a Quinn, Zimmer, Fogg, Jim Freeman, Adam Walker. Seul le premier Ferguson fait ses études à Columbia. Les autres Ferguson, non.

J’y ai mis également des gens avec qui j’étais étudiant dans les années 1960 : j’ai envoyé le manuscrit à chacun pour avoir leur permission d’employer leur nom. Ils ont tous dit oui, heureusement ! Il y a un poème qui est dans la revue, que Ferguson lit, qu’il aime beaucoup, parce qu’il a un refrain qui est, pour lui, merveilleux : A steady fuck is good for you (une bonne baise, voilà ce qu’il te faut). C’est un vrai poème, qui m’a à la fois beaucoup enchanté et choqué quand je l’ai lu, l’année qui a précédé mon entrée à l’université. Le véritable auteur de ce poème, Les Gottesman, est toujours en vie. Il habite à San Francisco. Je lui ai téléphoné et lui ai demandé : « Les, est-ce que je peux mettre ton poème dans le livre avec ton nom ? » ; il m’a répondu : « Oui, bien sûr, pourquoi pas ? » Il y a aussi Hilton Obenzinger (c’est un nom incroyable) qui est l’un de mes meilleurs amis. C’est lui qui a, en 1969, jeté des morceaux de viande crue contre les murs des salles de Columbia en criant le mot « Viande ! ». C’est le moment Dada de mon roman. Il y a Mark Rudd, le chef du SDS (Students for Democratic Society), le groupe qui a mené notre petite révolution à Columbia en 1968. Et il y a Robert Friedman, qui est devenu le rédacteur en chef du journal des étudiants, un très bon quotidien, très bien fait : le Columbia Daily Spectator, qui existe depuis 1870. Eux sont des vrais personnes, tous les autres sont inventés. »

Vous écrivez sur l’Amérique des années 1960, sur ses moments de trouble : l’assassinat de Kennedy, les marches pour la paix, la ségrégation raciale… Comment penser cette approche des événements politiques ? Votre livre fait-il un parallèle avec la situation des États-Unis en 2018 ?

« Je ne pensais pas vraiment au présent… Quand j’ai commencé le livre, certaines choses ont commencé à se produire… C’était incroyable comme les vibrations d’aujourd’hui et d’il y a cinquante ans étaient fortes. Au début, je voulais simplement intituler le livre Ferguson, le nom du personnage central. Mais, un an et demi après avoir commencé, il y a eu dans une ville inconnue de moi-même et de la plupart des Américains – Ferguson, Missouri – un meurtre par un policier blanc d’un jeune homme noir qui n’était pas armé. Ça a fait un grand scandale dans le pays, une autre crise dans notre triste histoire des relations raciales. Le vrai monde, le réel s’imposait sur mon monde fictionnel et j’ai changé le titre. J’ai terminé le livre en mars 2016, puis j’ai travaillé encore six mois dessus, parce qu’il y avait beaucoup d’épreuves. Je faisais des corrections, des changements, jusqu’à la fin. Pendant trois semaines, j’ai lu le livre à haute voix pour le livre audio qui dure 36 heures… En mars, Trump était candidat. J’ai terminé le tout en octobre, juste avant l’élection. Mon livre était terminé… et peut-être les États-Unis aussi… On verra ! »

Pensez-vous écrire un roman sur ce que traversent actuellement les États-Unis ? Ou le roman doit-il se tenir à l’écart de l’actualité trop proche ?

« On le vit maintenant. Je ne vois pas comment on pourrait écrire un roman là-dessus. C’est un bon moment pour le journalisme, pour traquer exactement ce qu’il se passe. Dans 4 3 2 1, on raconte des événements d’il y a cinquante ans : ça prend du temps de comprendre une période. La Guerre et la Paix de Tolstoï, c’est un livre sur des événements qui se sont passés cinquante ans avant. Ça prend du temps pour écrire dessus. Mais écrire des romans sur ce qu’il se passe maintenant ? Comment peut-on faire ? Parce qu’on vit une histoire qui n’est pas terminée. »

L’un des Ferguson s’interroge dans votre livre : « quand le monde brûle, à quoi peuvent servir les écrivains ? »

« Oui… Ferguson décide que les écrivains sont importants. Parce qu’il ne veut pas vivre dans un monde sans livre. Alors il décide de persister. »

 Entretien mené par Julien Bisson à la Fnac Saint-Lazare 

Paru le 3 janvier 2018

Article rédigé par
Pauline
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