Entretien

Rencontre avec Luke Rhinehart : « L’esprit de sérieux est une maladie »

09 août 2018
Par Anna

Après son roman culte L’Homme-dé, Luke Rhinehart est enfin de retour en France ! Invasion, son nouveau livre corrosif à paraître le 31 août, prend des allures de roman de science-fiction pour dénoncer les travers de la société américaine. On y retrouve le mélange d’inventivité et d’humour à tendance absurde auxquels l’auteur nous avait habitués, et qui font la force de son œuvre.

De L’Homme-dé à Invasion, Luke Rhinehart se joue des normes de la vie en société

Dans L’Homme-dé, un livre présenté à sa sortie aux États-Unis (1971) comme l’autobiographie d’un certain Luke Rhinehart, on découvrait le portrait d’un psychanalyste dont la vie allait se trouver chamboulée par une pratique incongrue : il en était venu à prendre chacune de ses décisions, anodines ou importantes, en se conformant à ce que lui dictait un dé parmi une liste de six options qu’il établissait avant chaque lancer. À l’époque, le livre, jugé très subversif, fut interdit dans plusieurs pays… ce qui n’entrava pas sa portée. Érigé par beaucoup en manifeste de la contre-culture, L’Homme-dé est devenu un bestseller mondial. Ce livre culte a même fait une poignée d’adeptes, qui appliquent à leur vie personnelle les principes du dé !

Derrière le nom de plume « Luke Rhinehart » se cache George Powers Cockcroft, un homme dont on sait finalement peu de chose, tant le personnage qu’il a inventé fascine avant tout. C’est d’ailleurs sous le nom de Luke Rhinehart que sont parus les autres livres de l’auteur, encore inédits en France jusqu’au dernier en date, Invasion, que l’on pourra découvrir Aux Forges de Vulcain le 31 août prochain.

l'homme dé    Invasion

L’histoire d’Invasion s’ouvre sur Billy, un vieux pêcheur de Long Island, qui prend entre ses filets une étrange boule de poils… Il s’agit de Louie, un alien, que les enfants de Billy adopteront aussitôt. Mais les voisins s’en mêlent, puis la NSA, car l’apparition de Louie coïncide avec le mystérieux piratage de son système informatique. D’autant que Louie a débarqué sur Terre avec une flopée de ses congénères… Bientôt, certains d’entre eux se font remarquer en s’attaquant à toutes les émanations de la société capitaliste et militariste américaine : les banques, les grandes entreprises, les bases d’intervention en Irak et en Afghanistan… Pendant ce temps, la plupart de leurs semblables préfèrent se livrer à des acrobaties sur diverses plages du monde, faisant bon usage de leurs capacités hors normes (élasticité, vitesse) pour gagner la sympathie des humains. Car, d’un côté comme de l’autre, « s’amuser » apparaît être le mot d’ordre de ces boules de poil ultra-intelligentes. Une philosophie que ne semblent pas partager les autorités américaines, qui déclarent la guerre aux aliens terroristes.

Invasion est un livre férocement drôle et inventif, à des kilomètres des traités moralisateurs sur la marche de notre monde. Pourtant, vaniteux et cupides, les humains en prennent pour leur grade… mais dans la joie et la bonne humeur !

« Ce qui doit advenir, avant qu’il ne puisse y avoir de changement profond dans notre société, c’est une révolution par le jeu »

À l’occasion de la sortie d’Invasion en France, nous avons rencontré Luke Rhinehart. Coiffé de son éternel Stetson, il s’est confié sur l’écriture de son livre et sur les convictions qui irriguent toute son œuvre.

Vous déclarez souvent avoir plusieurs identités, à l’image du héros de votre livre L’Homme-dé. Avec laquelle d’entre elles avez-vous écrit Invasion ?

Luke Rhinehart : « À vrai dire, je ne sais pas ! J’ai une vie que j’occupe à interagir avec mes enfants, mes petits-enfants, mes jardiniers, à lire des livres et à regarder la télévision… et puis, tout d’un coup, je me trouve en train d’écrire un roman. Je ne sais pas d’où ça vient. Heureusement, je poursuis le travail d’écriture jusqu’à ce qu’il soit terminé. Mais je ne sépare pas complètement le George écrivain du George pêcheur, ou de celui qui joue le rôle d’époux et de père de famille. Je pense que pour que cela fonctionne, il faut que l’écrivain soit une combinaison de toutes les autres identités. »

Dans Invasion comme dans L’Homme-dé, vous mettez en scène des personnages qui veulent revoir les règles du jeu de la vie sur terre. Pourquoi ?

« D’après mon expérience, la plupart des humains ne sont pas particulièrement heureux. Quand vous regardez des gens dans la rue, un sur dix peut-être a un éclat dans le regard ou un sourire sur le visage. Les autres ont une expression complètement neutre ou très sérieuse. J’ai construit L’Homme-dé et Invasion sur l’idée que l’esprit de sérieux rend les gens malheureux, tandis que la joie et la plaisanterie sont des concepts que la société et l’establishment essaient d’éradiquer parce qu’ils ne leur rendent pas service. La société voudrait que les gens sérieux se sentent dans l’obligation d’acheter des choses, de partir à la guerre, de rester en alerte face à la menace terroriste, de s’enrichir… et toutes autres sortes d’activités qui sont incompatibles avec la recherche du bonheur. Il y a plus de joie à se promener dans un jardin ou à regarder des enfants jouer que dans tout ce qu’aucune entreprise ne pourrait nous permettre d’atteindre, du moins pour ma part. »

Vous pensez donc que la seule façon d’être heureux, comme l’alien Louie le déclare dans Invasion, c’est de ne pas se prendre au sérieux ?

« Oui, exactement. L’esprit de sérieux est une maladie, et la joie et l’amusement en sont les remèdes. La société américaine moderne, la culture de consommation américaine, la société capitaliste, les interventions militaires dans le monde : toutes ces choses sont terriblement sérieuses. Et si vous essayez de les remettre en question en vous prenant vous-même au sérieux, cela aura bien peu d’écho, parce que les médias et le gouvernement sont contrôlés par les entreprises. Ce qui doit advenir, avant qu’il ne puisse y avoir de changement profond dans notre société, c’est donc une révolution par le jeu. C’est le parti pris d’Invasion. »

Vous critiquez en particulier l’Amérique moderne, et le personnage principal de votre livre, Billy, est un ancien hippie. Êtes-vous nostalgique du temps de sa jeunesse, les années 70 ?

« Billy est avant tout un vieil homme, et c’est aussi ce que je suis moi-même ! Billy est aussi un pêcheur, comme moi… Et je crois bien que je suis également un ancien hippie. Il y a 45 ans, j’ai acheté avec ma femme la maison dans laquelle nous vivons toujours aujourd’hui. À l’époque, c’était une retraite catholique dédiée à la prière, elle appartenait à une congrégation, The Daughters of the Heart of Mary. Mais après notre achat, une communauté soufi dans laquelle nous avions vécu auparavant est arrivée et a occupé l’un des deux bâtiments pour y donner des cours. Par ailleurs, des amis juifs ont formé une communauté et se sont installés à l’étage de la maison (c’est une très grande maison !). Et pour ma part, si je dois me réclamer d’une religion, je dirais que je suis bouddhiste. Nous avions donc dans cet endroit des bouddhistes, des Hébreux à l’étage, des soufis dans la maison voisine… nous formions un groupe très éclectique ! Et en effet, je dirais que nous étions tous hippies. »

Le magazine The Independent a écrit à propos de votre livre en 2016 : « C’est probablement ce que vous lirez de mieux et de plus drôle parmi les satires de science-fiction cette année… du moins jusqu’à ce que Donald Trump arrive à la Maison Blanche. » N’avez-vous pas l’impression que la fiction que vous avez inventée se laisse rattraper par la réalité ?

« Oui, pour moi, M. Trump est une horreur. Je n’ai jamais croisé, dans la littérature ou dans la vie, un être aussi immoral, égoïste et menteur… Il est l’Amérique, dans ce que l’on peut entendre de pire par là. Sa politique correspond simplement à celle du Parti républicain, mais en tant qu’individu, c’est quelqu’un d’affreux. »

L’un de vos personnages d’alien est surnommé Molière parce qu’il « aime bien écrire pour se moquer du ridicule des êtres humains. » Vous-même, vous recourrez beaucoup à l’humour noir. Ce personnage est-il un genre d’alter ego ?

« Oui, de la même façon que peut l’être le personnage de Louie. Quand j’étais au lycée, je lisais très peu. C’est seulement à l’université que j’ai commencé à lire de bons livres, et Molière est le premier auteur que j’ai réellement aimé. La première chose que j’ai essayé d’écrire était une comédie. Je n’ai pas essayé d’écrire un roman, un poème ou un essai, mais une pièce de théâtre… Bien sûr, c’était terriblement mauvais, personne ne peut écrire comme Molière ! Mais il m’a influencé pour la suite, parce que mes romans sont essentiellement comiques, en particulier à travers leurs dialogues.

Dans Invasion, si le personnage dont vous parlez s’appelle Molière, c’est parce qu’il vient d’un autre univers. Les aliens voyagent à travers les univers mais ils ne choisissent pas où ils atterrissent. Louie, par exemple, atterrit dans l’océan, sous l’eau, où il se lie d’amitié avec les dauphins et les baleines avant que nos protagonistes l’attrapent dans leurs filets et qu’ils deviennent amis. Molière, lui, atterrit en France, et les gens là-bas lui donnent ce nom, « Molière »… Enfin, bien sûr, c’est parce que moi, l’auteur, je suis intervenu pour placer Molière quelque part dans le livre ! »    

C’est la première fois que vous publiez un récit de science-fiction… Où avez-vous puisé votre inspiration ?

« En fait, mon roman Adventures of Wim, paru dans les années 80 [non traduit en France], a été présenté comme un livre de science-fiction. C’est un livre de fantasy, parce que le héros, Wim, a des pouvoirs magiques. Sauf qu’ils lui compliquent la vie : ils ne lui permettent pas de devenir un superhéros, bien au contraire. Mais ce n’est pas un livre de science-fiction classique, de la même façon qu’Invasion n’en est pas non plus, parce qu’il est écrit avant tout sur le mode de l’humour.

Je pense que la plupart de mes influences sont des influences négatives. J’ai toujours regretté le fait que dans la plupart des livres de science-fiction, les aliens ne sont presque jamais plus intelligents, plus sympathiques, plus intéressants ou simplement meilleurs que les êtres humains. Et en général, les humains finissent par leur déclarer la guerre et les vaincre. Ce n’était pas le genre de livre que je voulais faire. J’ai écrit Invasion parce que je voulais imaginer des êtres super intelligents que je posterais en observateurs de la culture américaine et qui nous livreraient leurs commentaires dessus, de sorte que leurs critiques aient plus de poids que si c’était moi qui les formulais directement. »

Parution le 31 août 2018 – 448 pages

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Francis Guévremont

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