Entretien

Interview de François Busnel : « Je suis un lecteur, fondamentalement ! »

28 novembre 2017
Par Pauline

François Busnel était présent au Forum Fnac Livres 2017 pour présenter la revue America. L’occasion d’interroger le journaliste sur sa vision de la littérature. L’animateur de La Grande Librairie nous parle de sa vision du journalisme, de ses Carnets de route, de ses lectures de jeunesse et de ses auteurs préférés.

ITW Francois Busnel

Pourquoi avoir voulu créer la revue America ?

François Busnel : « L’idée de créer America est venue comme une évidence en partant d’un constat simple. Au moment de l’élection de novembre 2016 aux États-Unis, tous les experts – c’est-à-dire ces gens qui écrivent des livres d’économie, de sciences politiques, de géopolitique, des essais – nous disaient : il est impossible qu’Hillary Clinton perde l’élection. Ils ne pensaient même pas que Trump pouvait gagner. Je me rappelle avoir lu un grand philosophe français écrire une semaine avant l’élection : « Pourquoi Trump ne peut pas gagner l’élection »… Une chose me frappait, et frappait les gens avec qui je parlais, Éric Fottorino, Julien Bisson, André Clavel, Augustin Trapenard… On se disait, ils ont forcément raison puisqu’ils savent tout, mais les romanciers nous racontent l’inverse ! Les héros de Russell Banks, de Donald Ray Pollock, de Paul Auster, ou de Jonathan Safran Foer, tous ces personnages de fiction racontent la difficulté d’être Américain dans le sillage du 11 septembre, dans un pays en guerre contre le terrorisme, avec une récession économique, avec la question des races, extraordinairement présente, et avec la difficulté d’être une femme ou un ouvrier. Toute cette fiction nous mène vers un pays qui va voter Trump.

« Toute cette fiction nous mène vers un pays qui va voter Trump. »

La gueule de bois des experts et du monde entier, moi le premier surpris ! Enfin… surpris quand j’écoutais nos éditorialistes, mais pas du tout surpris quand je lisais John Irving ou Russell Banks, je me disais « ils nous avaient prévenus ». Voilà une fois de plus la preuve que le roman, par un paradoxe étonnant – la fiction qui est supposée inventer des histoires – dit le réel, bien plus que les souhaits de certains intellectuels qui ont substitué leur vision du réel au réel. On a lancé le journal en se disant qu’on allait donner la parole aux romanciers, ces gens qui n’ont ni carapace ni armure, qui ne sont pas blindés, ni armés et qui, par ailleurs, vont sur le terrain, vont sur place avant d’écrire des romans. Ils ont une sensibilité, à l’inverse des experts qui ont une fâcheuse tendance à commenter depuis leur fauteuil d’éditorialiste, dans un endroit confortable et agréable, ce qui se passe ailleurs ou qui vont en jet à New York sur Park Avenue voir des gens qui sont venus eux-mêmes en jet privé.

« On a lancé le journal en se disant qu’on allait donner la parole aux romanciers, ces gens qui n’ont ni carapace ni armure »

Il y a vraiment un fossé, non pas entre les élites et le peuple, mais entre les gens qui parlent entre eux et ceux qui se taisent, qui mettent quatre, cinq, huit ans pour écrire des grandes fresques, et qui sont des romanciers. C’est une grande tradition qui va de Dos Passos à Steinbeck, et avec aujourd’hui Bret Easton Ellis, Philip Roth… C’est eux qui vous racontent l’Amérique, bien plus que les essayistes. Vous avez sans doute remarqué qu’en France la presse écrite a beaucoup réduit la place pour les reportages au long court. On a en France d’extraordinaires journalistes qui doivent parfois écrire en 2 ou 3 feuillets ce qui mériterait 40 000 signes, soit une heure de lecture. Restaurons le temps long de lecture pour des enquêtes au long cours, où l’on demande à nos journalistes de partir trois semaines en immersion et où on leur donne 25 pages pour raconter. »

America peut rappeler la démarche des Carnets de route. Quelle a été la rencontre la plus marquante de ce périple américain ?

« Impossible de répondre à cette question ! Il y en a eu beaucoup ! Les Carnets de route, c’était extraordinaire, hors du commun. C’est un rêve de gamin. On a tous rêvé un jour de partir de New York en passant par des endroits pas croyables, jusqu’à Los Angeles, faire des zigzags avec une vieille voiture, en dormant dans des motels pourris et en s’arrêtant chez des écrivains qu’on aime. Le principe des Carnets de route, c’était de faire ça mais deux jours, trois jours, avec des écrivains que j’avais pu recevoir, soit dans La Grande Librairie, soit pour L’Express ou pour Lire. Je leur disais : « J’arrive, on vient, on filme, et racontez-nous ce que c’est d’être écrivain, votre œuvre, les paradoxes et la complexité de ce pays qui est un continent ». On était en immersion totale. Pour Jim Harrison, on était resté plusieurs jours dans le Montana ! Les parties de pêche, des conversations à pas d’heure la nuit… Et puis Philip Roth, dans le Connecticut : un homme qui a saisi l’âme américaine, l’âme des migrants américains avec La Pastorale, La Tache, J’ai épousé un communiste, et tous les livres précédents qui sont des fantaisies farfelues et désopilantes. Il fait partie de ces gens qui acceptent peu les interviews et tout à coup il déroulait son œuvre. Richard Ford, dans le Maine… Il y en a beaucoup !

« Ce ne sont pas les réponses qui sont intéressantes, mais la manière dont la question vous amène à autre chose. »

Les Carnets de route a permis de faire du journalisme, c’est-à-dire « racontez-moi une histoire », et non pas de la critique littéraire. En France, on vit sur des concepts et des théories comme la théorie qui consiste à dire « tout est dans l’œuvre ». Rencontrer la personne, l’homme ou la femme derrière l’œuvre ça permet également, non pas de percer le mystère, mais de tourner autour, de l’épaissir, et c’est bien plus intéressant de repartir avec plus de questions que de réponses. Ce ne sont pas les réponses qui sont intéressantes, mais la manière dont la question vous amène à autre chose. C’est un peu comme un voyage, le but n’a pas beaucoup d’intérêt, mais ce qui compte c’est tous les zigzags que vous allez faire, tous les moments où vous vous paumez. Les Carnets de route ont duré plus de trois mois et demi, on a sillonné de l’est à l’ouest, du nord au sud, en allant se perdre là où on avait envie de se perdre. Et America est née de l’envie de reproduire ce genre de road trip. Envoyer des écrivains comme Laurent Gaudet, Leïla Slimani, Joël Dicker, Emmanuel Carrère, Sylvain Tesson, Maylis de Kerangal…. Raconter ce qu’ils voient à l’autre bout de ce pays extraordinairement complexe sous l’air de Trump, c’est aussi prolonger les Carnets de route. Demander à Paul Auster, Don Delillo, de nous dire ce qui est en train d’arriver, nous raconter les changements qu’ils voient s’opérer chez eux, c’est une forme hybride entre le journalisme et la fiction. »

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Quels sont les auteurs qui vous ont amené à la littérature ?

« Ce serait romantique si je disais « oui, évidemment, à 7 ans, j’avais dévoré tout Stendhal, à 10 ans Flaubert n’avait plus de secret pour moi et Madame Bovary a été une révélation ». Non ! C’est plus prosaïque et moins noble, et plus lamentable ! Les premiers chocs de lecture, ce sont les bandes dessinées, tout simplement, puis Alexandre Dumas, Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad, Corto Maltese, que je mets au firmament de la littérature dessinée, puis les écrivains américains John Fante, Jack Kerouac, Hubert Selby Jr, toute cette contre-culture, qui était plutôt en marge de ce qu’on nous donnait à lire à l’école. On nous disait « il faut avoir lu… », le plaisir devient normatif, ça me posait un problème. « Il faut aimer, pour être bien en société, tel ou tel auteur ». Souvent, une littérature bourgeoise, bien-pensante.

« Le principe de la lecture est venu de cette découverte, qu’à côté des lectures obligatoires pour faire joli, il y avait le plaisir fou de mettre un bordel dingue dans nos neurones »

Ce ne sont pas des écrivains qui m’ont donné envie de lire, mais une façon qu’on avait dans les années 1980 de nous imposer des lectures. Ce qui m’a donné envie de lire c’est, tout à coup, la découverte qu’il y avait plein d’écrivains qui s’en foutaient du normatif et qui mettaient le plaisir bien avant tout le reste, et qui s’en foutaient des codes ! Quand on lit Céline, Philippe Djian, on se dit « Tiens, on peut écrire comme ça, on a le droit ! ». C’est exactement l’inverse de ce qu’on nous apprend à l’école où il faut que ce soit propre, lisse. Tout à coup on découvre une manière d’écrire, de raconter une histoire de manière différente. C’est expérimental, j’ai eu une passion absolue pour Samuel Beckett et James Joyce, mais je me suis aussi plongé dans Alexandre Dumas et l’intégrale du Comte de Monte Cristo. Le principe de la lecture est plutôt venu de cette découverte, qu’à côté des lectures obligatoires pour faire joli, il y avait le plaisir fou de mettre un bordel dingue dans nos neurones. On a le droit de tout faire casser, de tout péter, y compris les genres et les codes, de Céline à John Fante en passant par une bonne quinzaine d’autres. »

Cet amour de la lecture vous a-t-il donné envie de passer de l’autre côté de la barrière et d’écrire, vous aussi ?

« Non, j’ai réglé rapidement ce problème, j’ai écrit de très mauvais poèmes à douze ans pour séduire une jeune fille mais, sérieusement, l’écriture n’est pas quelque chose qui m’a préoccupé ou occupé. Je suis un lecteur, fondamentalement ! Ce que j’aime, c’est lire, j’aime savoir, essayer de comprendre comment je peux me sentir un petit garçon noir descendant le Mississippi, un jeune homme juif traversant les camps de la mort, une jeune femme de vingt ans venant d’avorter, une princesse russe au XIXe siècle, un mousquetaire au XVIIe… Il y a une fascination qui fait que j’ai toujours eu envie d’aller plus loin, une lecture en appelle une autre, comme un domino. Dès que vous avez terminé un livre, son siamois apparaît, son frère jumeau apparaît. Soyons curieux ! Et pour être curieux, il faut bouquiner, accepter de rentrer dans cette bibliothèque qui peut être impressionnante. Si vous ne lisez pas, vous avez une vie – je serais vous, je ne la raterais pas – mais si vous lisez, vous avez mille vies.

« Si vous ne lisez pas, vous avez une vie – je serais vous, je ne la raterais pas – mais si vous lisez, vous avez mille vies. »

Je n’ai aucun talent pour écrire, mais moi je le sais ! C’est bien de le savoir et de se dire « faisons autre chose ». C’est souvent une question qu’on pose aux journalistes littéraires, mais qu’on ne pose pas aux éditorialistes politiques, on ne leur demande pas s’ils veulent être Président de la République, on ne demande pas aux journalistes gastronomes s’ils veulent être chef trois étoiles au Michelin. J’adore ce métier de journaliste. Pour moi, il y a eu la lecture des Cavaliers de Joseph Kessel et, dans la même semaine, la découverte sur France Inter, que je n’écoutais pas, mais qui était allumé, de la voix de Jacques Chancel qui interrogeait quelqu’un sur les étoiles, sujet qui ne me semblait pas à ma portée. On ne comprend rien à l’astrophysique, mais tout à coup c’était clair. Ce qu’il disait, c’était limpide et émerveillant. Je réécoute le lendemain, le même type, la même voix, avec un écrivain, et le surlendemain avec un musicien, et là je me suis dit « voilà, dans la vie, il faut faire ça : essayer de comprendre, pourquoi le ciel est bleu, pourquoi la terre est ronde et pourquoi les gens sont comme ils sont. »»

Quels sont vos coups de cœur de la rentrée littéraire ?

« Pour connaître mes coups de cœur, c’est très facile, vous vous branchez tous les jeudi soirs sur France 5 à 20h45. Dans La Grande Librairie, je ne reçois jamais d’écrivain dont je n’ai pas aimé les livres. C’est très important de restaurer cette idée qu’on lit pour se dépasser, s’élever et pour aimer un peu. Non pas pour pouvoir se dire « Ce n’est vraiment pas terrible ! ». Quel est le plaisir de s’infliger une telle lecture pour ensuite la descendre en compagnie de personnes qui marinent dans le ressentiment et l’aigreur ? Faut m’expliquer ! Il y a tellement plus de joie, de bonheur, de plaisir à se dire « ah tiens, je viens de découvrir chez quelqu’un qui publiait depuis longtemps, mais qui ne m’avait pas convaincu, tel livre fabuleux, ou tel nouveau roman, tel auteur émergent… ». Je ne vais pas vous dire qui sont mes coups de cœur, mais vous inviter à regarder très attentivement l’émission. Au milieu des incontournables, il y a aussi les moins connus et qui sont souvent mes coups de cœur. »

America 3

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Prochain numéro : n°4 – disponible en janvier 2018

Article rédigé par
Pauline
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