Décryptage

Comics et violence : l’histoire d’une fascination

17 juin 2022
Par Lisa Muratore
Le Joker dans le comics “Batman: The Killing Joke”.
Le Joker dans le comics “Batman: The Killing Joke”. ©DC Comics

La violence dans les comics existe depuis leur création et n’a pas cessé d’évoluer, au point de créer une fascination pour ses lecteurs. Explications.

De Batman à Kick-Ass, en passant par The Boys, les comics et la violence sont intimement liés. Un reproche souvent avancé par les plus réfractaires au genre littéraire, qui s’explique toutefois par leurs origines. Aujourd’hui, du fait de leur popularité et de l’évolution de la société, cette brutalité est davantage admise. Elle fait partie intégrante de leur ADN, et présente – la plupart du temps – un intérêt scénaristique.

Par ailleurs, la violence dans les bandes dessinées ne se limite pas au sempiternel combat entre le Bien et le Mal. Elle va plus loin. Elle est devenue graphique, psychologique et sociétale sous la plume de plusieurs scénaristes et dessinateurs. Une évolution majeure qui a permis aux comics de gagner en profondeur, en popularité, et qui a attisé la fascination des lecteurs.

La violence dans les comics : les origines

Les bandes dessinées se démocratisent durant la Seconde Guerre mondiale. Les héros de fiction sont alors américains, armés et mènent des batailles pour la paix face à de redoutables ennemis. À l’époque, les comics sont le reflet de l’instabilité géopolitique et tentent de galvaniser les foules à travers leurs histoires.

L’issue de la guerre ne fera qu’accentuer cette violence. Aux apothéoses apocalyptiques et aux duels vont succéder les enquêtes policières. Assassinats, meurtres et scènes d’horreur vont inspirer de nombreux scénaristes, au point que l’âge d’or des comics va rapidement sombrer dans la censure, sous l’égide du Comics Code Authority, entre 1948 et 1950. Durant cette période de boycott, également marquée par les travaux du psychanalyste Frederic Wertham, la violence est simplifiée et disparaît totalement des BD.

Le Protecteur dans les comics The Boys.©Dynamite Entertainment.

La croisade contre leur immoralité est déclarée. Cependant, les comics étant aux prises avec les évolutions de la société et les crises sociales, leurs auteurs ne vont plus ménager les lecteurs à partir des années 1980-1990. Frank Miller devient alors la figure de proue de ce mouvement grâce à un style teinté de noir, de blanc et d’effusions de sang. Les comics Daredevil (1979), la série Sin City (1991) ou encore 300 (1998) seront par exemple durablement marqués par la patte brutale de l’artiste américain.

Toujours plus de violence

La violence devient plus graphique dans les années 1990, l’héritage d’une époque également marquée par les comics Watchmen (1986) d’Alan Moore. Elle investit des pages entières et marque l’affirmation de l’écrivain. Les combats sont aussi introspectifs pour les héros. En témoigne l’œuvre Batman: The Killing Joke (1988) qui raconte la bataille psychologique de l’Homme Chauve-Souris face à son ennemi juré (le Joker), ses choix cornéliens et ses traumatismes. On peut également citer la saga du Clone de Spider-Man dans laquelle Peter Parker sombre dans la folie.

La série de comics Sin City imaginée par Frank Miller.©Dark Horse

Ces comics phares, tout en proposant une nouvelle appréhension de la violence, représentent un intérêt scénaristique captivant dans lequel la tension psychologique est un enjeu de fond comme de forme. Le personnage principal a besoin de souffrir, de lutter, voire de mourir, tandis que les couleurs, les costumes et l’enchaînement des situations sont imaginés pour accentuer la brutalité d’un monde sinistre.

Cette justification scénaristique réfléchie, on la retrouve aussi avec la violence sociétale liée au racisme, à l’économie ou à la politique. The Boys (2006), Scalped (2007) ou encore Red Border (2020) ont raconté le poids de la société et des inégalités à travers leurs pages. Ici, la violence n’est plus physique, mais elle est tout aussi destructrice.

Rorschach dans les comics Watchmen.©DC Comics.

D’autres comics, destinés à un public plus jeune, ont choisi au contraire de dédramatiser la violence et de la caricaturer à coup de bosses sur la tête et d’onomatopées. On retrouve notamment ces codes dans d’anciennes bandes dessinées comme Popeye (1919) et Astérix (1959), puis dans les comics de super-héros. Ces personnages opéreront d’ailleurs une transition intéressante entre la violence non graphique, parfois drôle, puis une brutalité fortement accentuée. En 1938, Superman ouvrira par exemple la voie à Batman et à la flopée de titres Marvel comme Doctor Strange ou Venom.

La fascination des lecteurs

De nos jours, la violence est exagérée et il s’agit davantage d’une banalisation plutôt que d’une façon d’appuyer l’histoire. Cette nouvelle direction inquiète plusieurs spécialistes des comics, comme le dessinateur français Roland Boschi. Si la brutalité prend le pas sur le scénario, sur un engagement ou sur l’introspection d’un personnage, les lecteurs risquent d’avoir une fascination étrange pour ce genre de graphisme.

Le comics Scalped.©Vertigo

D’autant plus s’il s’agit d’une hyperviolence. Si elle n’est pas mise au service de la BD, il est légitime de s’interroger sur la fascination du public pour ce genre de contenu, car, sous couvert d’une identité « cool », elle risque de ne pas être appréhendée correctement. On le voit avec la tête de mort blanche de The Punisher, reprise par la police. Un geste face auquel son créateur, Gerry Conway, avait exprimé sa réticence.

Ceci étant dit, il existe aussi des cas dans lesquels la violence exerce une fascination légitime. Car elle devient un outil de dénonciation. D’abord, des horreurs de notre monde, mais aussi de tout un système judiciaire, politique et social. L’œuvre la plus parlante est très certainement la série de comics dystopiques V pour Vendetta (1982) écrite par Alan Moore.

The Punisher et sa fameuse tête de mort blanche.©Marvel Comics

Il y a aussi une curiosité de la part du lecteur de plonger dans un univers différent de sa réalité, de s’évader avec des personnages qui obéissent à des codes différents des nôtres. Les amateurs de BD y trouvent d’ailleurs un plaisir presque morbide et voyeuriste. La violence est alors la traduction d’une catharsis, dans laquelle les lecteurs voient une façon de purger leurs passions les plus dévorantes.

La représentation de la violence interroge alors notre sens moral. Il est d’ailleurs perturbé par la présence d’antihéros et d’antagonistes. Leur statut face aux héros a également une fonction éducative qui fascine notamment les jeunes lecteurs. En opposant le Bien au Mal, les comics vont leur inculquer des valeurs, mais aussi les aider à canaliser leur propre colère en les choquant. Pour un public plus averti, et d’après certains spécialistes, la transmission de ces valeurs pourrait même favoriser une remise en question de nos propres actions.

V pour Vendetta.©Vertigo/DC Comics

Bien évidemment, la violence ne sera pas la même selon le public ciblé, tout comme son graphisme. Là où les comics « pour enfants » possèdent des dessins plus épurés, ceux pour adultes ont souvent une identité plus travaillée, passionnante et variée. Un argument infaillible qui accentue notre fascination pour la violence dans les comics.

Néanmoins, cette passion risque de s’éteindre si elle demeure gratuite et si elle n’est pas mise au service d’un personnage, d’un arc narratif ou d’un discours. C’est pourquoi il faut veiller à ne pas tomber dans un travers trop extrême, au risque de détruire l’impact, l’ingéniosité et le reflet que les comics ont bâtis depuis plusieurs décennies dans notre société.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste