Entretien

Marion Mezadorian pour Craquage : “Ça me fait rire de toucher à ce qui est inaudible”

02 février 2025
Par Lisa Muratore
Marion Mezadorian présente son nouveau spectacle, “Craquage”.
Marion Mezadorian présente son nouveau spectacle, “Craquage”. ©Clement Delezus

Après Pépite, Marion Mezadorian présente Craquage. Dans ce nouveau seule-en-scène, la comédienne explore, entre humour et émotion, une panoplie de personnages au bord de la crise de nerfs. Un spectacle aussi jouissif que pertinent, à découvrir actuellement à Paris, au Studio des Champs-Élysées.

Comment est né Craquage après votre premier spectacle, Pépites ?

J’ai eu mon premier enfant, et quand il a fallu vivre les premiers jours aux côtés de mon père et de ma mère venus nous aider, il y a eu quelques engueulades… On a eu du mal à trouver notre place et la grand-mère a eu du mal à se positionner. Forcément, ça a craqué ! Je pense que le fait qu’il y ait une nouvelle génération qui arrive décale tout, tout le monde doit retrouver sa place : les non-dits qu’il y avait avec mes parents ont finalement explosé. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de personnages qui pètent un câble. Ça a donné le mot “craquage”. Puis, j’ai tissé autour de ça : pourquoi est-ce qu’on craque ? Parce qu’on ne parle pas, parce qu’on ne dit pas les choses au moment où on devrait les dire, ou parce qu’on garde trop. À un moment, ça sort alors que ça devait être un moment joyeux, comme une naissance !

Extrait de Pépites de Marion Mezadorian.

J’ai beaucoup observé et recensé ce que je voyais autour de moi. J’ai fait l’inventaire de toutes les thématiques sur lesquelles on n’ose pas dire les choses, les types de personnalités, les personnages que j’aurais envie d’incarner et avec lesquels je pourrais traiter un sujet. Aujourd’hui, j’ai 16 personnages, j’en ai ajouté un pour le Studio des Champs-Élysées, c’est un professeur de maternelle qui fait un burn-out. 

Ça va mieux avec vos parents depuis que vous présentez le spectacle ?

Oui, tout a été dit ! C’est ça qui est bien avec ce spectacle, il est salvateur. D’ailleurs, je reçois beaucoup de messages de spectateurs qui me remercient, car ils ont enfin pu dire les choses à leur mari, à leur mère ou encore à leur voisin. [Rires]

Affiche de Craquage par Marion Mezadorian, au Studio des Champs-Élysées. ©Marion Mezadorian

Comment avez-vous trouvé l’inspiration pour tous ces personnages que l’on croise durant votre seule-en-scène ?

Je m’inspire de ce que je vois et des gens que je connais. Ce sont aussi des fusions de profils qui se ressemblent et qui se complètent bien, afin d’arriver à un joli scénario. Sur mon premier spectacle, je m’inspirais déjà de ma meilleure amie, de ma grand-mère ou de mon père. C’étaient mes pépites. Aujourd’hui, je continue de m’en inspirer, tout en grossissant forcément le trait. Pour les situations, ce sont souvent des choses que j’ai entendues à plusieurs reprises, qui doivent être vraies, mais surtout qui sont émouvantes ou qui me font rire. 

Vous incarnez tour à tour 16 personnages sur scène. Comment fait-on pour “switcher” de l’un à l’autre de façon aussi fluide ?

C’est vrai que les personnages que j’incarne sont 16 petites bombes qu’on dégoupille sur scène au fur et à mesure. Il a fallu les penser pour qu’à chaque fois il y ait la promesse du craquage. Au début, ça me coûtait, parce que j’avais la sensation que c’était très difficile. Puis, c’est vrai qu’on s’est très vite dits avec mon metteur en scène que le jour où j’aurais le texte dans le corps, dans les pattes et dans la bouche, ça serait très jouissif comme exercice. Chaque personnage a son geste, sa respiration, sa diction, sa façon de penser, de parler… Aujourd’hui, c’est très agréable de pousser encore plus haut les curseurs au fur et à mesure des performances pour que ça marque vraiment le spectateur. 

Comment avez-vous vécu ce processus d’écriture ?

C’était un processus très joyeux. Je me suis beaucoup inspirée de films. Je mets beaucoup de références cinématographiques. J’avais notamment en tête Les nouveaux sauvages (2014) qui est incroyable ! Non seulement j’ai pensé à ce film en termes de comédie, mais son geste est également très épuré et crédible.

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J’ai tenté de garder ça, notamment pour le personnage qui parle de l’inceste qu’elle a subi. Il fallait que ce soit très réaliste, sinon je risquais le rejet. Je risquais que mon public soit dans la détestation du moment. C’est jouissif d’essayer de trouver l’axe et de le poser sur papier. Après, il s’agit de structurer et de faire des choix. Ceci étant dit, le moment où on lit le spectacle est douloureux, parce qu’on doute beaucoup, on se questionne sur notre légitimité. 

À quel moment sait-on qu’on ne s’est pas trompé sur son spectacle ?

Ça passe par la validation du public, bien que j’aie quand même un premier regard. Mon metteur en scène est très premier degré, donc j’ai peu de retours [Rires], mais j’ai souvent un régisseur qui traîne et qui rigole pendant mes répétitions. Ça me donne un appui. Puis, pendant le spectacle, je vois s’il y a du répondant, si ça respire. Je n’attends pas toujours des rires, il y a des moments où j’attends de grands silences, une grande qualité d’écoute aussi, de la compréhension. Ça aussi, il faut que ce soit validé, verrouillé. Ça s’entend à l’oreille, c’est le public qui donne la confirmation.

Marion Mezadorian.©Clement Dezelus

On passe par toutes sortes d’émotions durant votre spectacle. Il y a des rires, mais aussi de la gravité. Comment arrive-t-on à trouver le rythme du spectacle ?

C’est de la musique, j’ai l’impression de faire une composition musicale. Je travaille énormément sur l’écriture des stand-uppers et je n’ai que l’album en tête. Pour moi, c’est titre sur titre sur titre : je sais si là il doit y avoir une vanne et à quel moment je vais lancer le moment émotion. J’entends quand ça doit rire ou bien quand ça doit être touchant. Je sais aussi que ça sera touchant que si on a eu du très drôle avant. Il y a une rythmique à trouver et des placements très justes à installer.

Il faut monter crescendo sur les thématiques : je place donc le quotidien au début du spectacle, comme une mère qui pète un plomb parce que la table n’est pas mise, un burn-out au travail, pour ensuite arriver à des choses plus graves comme un inceste ou le génocide arménien. À partir d’un certain moment, on commence à donner un ton plus lent, plus cinématographique et différent du spectacle. Au début, j’aime poser la comédie avec un rythme assez fort pour donner confiance, et par la suite installer des choses plus dures. Côté thématiques, il ne faut pas que j’aie deux fois la même chose. Du coup, la rythmique se crée aussi comme ça. 

Marion Mezadorian. ©Clement Dezelus

Peut-on dire que Craquages est un spectacle engagé ?

C’est la première fois qu’on me pose la question ! Je dirais que oui, parce que je parle du racisme ordinaire, du génocide, de l’inceste. Je fais aussi des personnages féminins en craquage, je parle de charge mentale, donc il y a une forme de féminisme. J’avoue que j’ai eu envie de faire une mère au bout du rouleau parce que souvent on entend dire que les hommes sont plus engagés dans le foyer aujourd’hui qu’auparavant. Mais quand je vois mes copines hyper parisiennes qui au bout de trois ans avec deux gosses m’attrapent pas le col et me disent : “Il fout rien, je vais les buter”, je me dis qu’il y a encore des efforts à faire en 2025 ! [Rires] J’aime bien aussi incarner des hommes, notamment dans le sketch sur Tinder. J’avais envie de faire vivre cette idée à travers lui, tout en proposant quelque chose qui n’est pas à charge contre les hommes. La preuve aussi avec Jérôme, le barman qui assume sa paternité jusqu’au bout ! 

« Le rire permet, selon moi, de désamorcer et d’ouvrir le dialogue, parce qu’il y a quelque chose de plus léger. »

Marion Mezadorian

Est-ce un plaisir d’incarner des hommes sur scène, justement ?

J’adore ! Les personnages masculins me reposent, celui de ma grand-mère aussi d’ailleurs, mais  parce que je la vois comme un homme. [Rires] C’est un vrai rocher. Je m’oublie quand je suis dans le corps d’un homme : je prends volontairement leur respiration, ainsi que leur silence. Pour ma grand-mère, c’est pareil. Je me sens loin dans l’âge et dans la fatigue physique quand je l’interprète sur scène. C’est quelque chose qui m’impose de décélérer. Ça me fait du bien et j’apprécie beaucoup ces moments sur scène. 

À travers tous ces personnages, avez-vous tout de même l’impression de vous dévoiler ?

Souvent, je dis que je suis un peu les 16 personnages à la fois ! Sinon, je n’aurais jamais choisi de défendre leur parole. Je ne les aurais pas choisis eux, j’aurais choisi d’autres thématiques ou d’autres façons de vriller. Je comprends leur sensibilité, je comprends leur folie et je comprends leur ras-le-bol. J’ai mis un peu de moi dans chacun d’eux, et c’est très jouissif. Je vois aussi que tout le monde se reconnaît, c’est d’ailleurs pour cela que le bouche-à-oreille a fonctionné. Chacun ramène par la suite un proche pour lui faire passer un message ! [Rires]

Marion Mezadorian. ©Fabienne Rappeneau

J’ai l’impression d’avoir enfin osé dire ce que je pensais ! J’ai fait trois ans de thérapie avec une psy juste avant d’avoir mon bébé, et cette étape m’a libérée sur l’écriture. J’ai entendu plusieurs artistes dire : “Je n’ose pas aller en thérapie parce que j’ai peur que ça brise ma créativité.” En réalité, c’est l’inverse pour moi, la thérapie a été une malle au trésor, car elle m’a permis de parler de thématiques très violentes. J’ai prouvé que j’étais drôle avec Pépites, mais, après la thérapie, je voulais montrer que je pouvais monter sur scène avec des thématiques dures et continuer à faire rire. Ça me fait rire de toucher à ce qui est inaudible. C’est mon métier de devoir trouver l’outil : comment faire digérer, comprendre et faire rire avec ça ?

La comédie permet donc, selon vous, de faire passer des messages, même violents, plus facilement ?

Oui ! Le rire permet à la parole de sortir. Il permet de donner des outils, notamment aux victimes. De toute façon, que ce soit un film, une œuvre, une pièce, c’est aussi entrer en émotion avec l’autre. Le rire permet, selon moi, de désamorcer et d’ouvrir le dialogue, parce qu’il y a quelque chose de plus léger. Finalement, on en parle et il n’y a pas mort d’homme ! 

Le seule-en-scène a-t-il toujours été la forme déterminée ? Avez-vous parfois hésité à vous rapprocher du stand-up ?

Je n’ai jamais voulu faire de stand-up. On a beau faire de l’humour, il y a une différence entre le seule-en-scène et le stand-up. Je vais incarner des personnages, alors que ceux qui font du stand-up vont décrire la scène. Je n’ai pas d’adrénaline à faire ça, par contre, j’en ai quand je rentre dans le corps des autres. Si j’étais seulement Marion qui raconte des histoires, il y aurait moins de consistance et il y aurait pour certaines situations un vrai décalage.

Marion Mezadorian. ©Clement Dezelus

J’interviens seulement dans le spectacle pour tirer le fil conducteur, pour débriefer rapidement de ce qu’on vient de voir en une phrase ou en une image, et passer le relais au prochain personnage. C’est ça qui me fait rire et qui fait voyager aussi le spectateur. Ceci étant dit, je pense que tout est possible, il ne faut pas se mettre de barrière. Ça n’a pas été fait parce que c’est impossible, ça n’a pas été fait parce que personne ne l’a encore fait. C’est ce que je répète constamment aux jeunes artistes que j’accompagne. 

Qu’est-ce que ce spectacle vous a appris ?

Pour commencer, je n’ai plus de stress. Certes, quand je lance un nouveau personnage, j’ai la pression, mais je vois vraiment ce spectacle comme une performance. Je ne le vois pas comme un spectacle d’humour. En le percevant comme une performance, j’essaie d’être la plus juste dans mon intention. C’est là que ça va payer, en rire, mais aussi en silence, en compréhension et en lien. Du coup, aujourd’hui, je me vois plus comme une artisane qui va dès la première minute commencer à poncer, à tailler, à peindre…

Avec l’idée de performance vient l’idée que ce qu’on fait chaque soir est unique. On ne refait pas le même moule. C’est marrant, car j’avais cette discussion récemment avec Paul de Saint-Sernin quand on partageait une loge. Il se demandait comment il allait faire pour mieux jouer que la veille, car il avait l’impression d’avoir tout donné. Ça ne faisait que trois mois qu’il tournait, forcément qu’il pouvait faire mieux ! En revanche, cette sensation, je la comprends tellement ! Des fois, on se demande comment on peut mieux faire, mais dès que l’on comprend qu’il y a des soirs dédiés aux rires et d’autres aux silences, on a tout compris. Lorsque je faisais les premières parties d’Alex Lutz aux Folies Bergères, je me souviens que le seul soir où la salle s’est levée pour lui offrir une standing-ovation, ce n’était pas forcément le soir où le public avait le plus ri. Par contre, on a vraiment entendu son texte, ce soir-là, et ça a fait la différence. Du coup, si un soir j’ai moins de rires, je me rassure en me disant que ce n’est pas grave, que j’ai quand même été présente.

Que retenez-vous des retours du public à la sortie, justement ?

J’ai beaucoup de psys qui m’attendent à la sortie [Rires], qui me disent que c’est une vraie leçon de vie ! Souvent, on me dit que je parle de choses vraies. Les gens sont aussi un peu sonnés quand ils sortent. Ils me disent que ce spectacle est un peu comme une attaque psychologique ; qu’il faut le digérer, mais qu’ils emmèneront leur mère la prochaine fois. 

Marion Mezadorian. ©Fabienne Rappeneau

Après le Théâtre du Marais, vous enchaînez désormais avec le Studio des Champs-Élysées. Comment appréhendez-vous cette nouvelle étape ?

C’est une grande étape, car c’est une grande salle ! En plus, on ne joue plus deux fois par semaine, mais trois fois. On passe de 170 places à 700. Je n’en reviens pas ! 

On parle du spectacle Craquage, mais quel est votre dernier craquage ?

C’est marrant, parce que depuis que je joue, j’ose un peu plus crier avec mon chéri. J’ose mettre des cris dans nos disputes. [Rires] Du coup, ça me fait rire, parce que j’y mets aussi un peu de théâtralité. Malheureusement, ça le fait rire aussi, donc même quand je suis très sérieuse, il rigole. Je ne suis pas trop du genre à vriller, c’est peut-être d’ailleurs pour ça que j’ai écrit ce spectacle. Je prends sur moi et je me dis que je vaux mieux que ça. [Rires] Mais il faut l’avouer, ça fait quand même beaucoup de bien de se lâcher et de gueuler. La preuve, j’ai hurlé sur ma mère durant mon accouchement et j’ai pu écrire le spectacle !

Craquage, de Marion Mezadorian, au Studio des Champs-Élysées, à Paris, jusqu’au 26 avril 2025, et en tournée dans toute la France.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste