Sélectionné pour de multiples prix de cette rentrée littéraire et fraîchement récompensé par le prix Décembre, Le Bastion des larmes (Julliard) d’Abdellah Taïa raconte un retour éprouvant au pays d’origine, le Maroc, et la confrontation avec ses réalités sociétales comme avec les fantômes du passé. Rencontre avec un écrivain à la plume puissante et salvatrice.
Le Bastion des larmes a été particulièrement acclamé par la critique et est nommé pour de nombreux prix cette année (Goncourt, Décembre, Médicis, Grand Prix du roman de l’Académie française). Comment vivez-vous ce succès ?
Je suis très heureux et surpris par l’accueil de ce livre. Je pensais qu’entrer dans les détails les plus profonds de la vie marocaine n’allait pas intéresser les lecteurs et lectrices en France, et c’est précisément le contraire qui s’est produit. J’ai compris que plus on est précis, plus on peut toucher des personnes a priori très éloignées de cette vie.
Le Bastion des larmes poursuit des thématiques qui vous hantent (la marginalité, l’exil, les inégalités sociales). Mais où se situe ce livre par rapport aux précédents comme Celui qui est digne d’être aimé ou Une mélancolie arabe ?
Je pense que chaque roman que je publie me permet d’aller dans des profondeurs nouvelles, ne serait-ce que pour saisir comment nous traversons tous et toutes l’existence, et comment la mémoire des autres interagit avec la nôtre. Tous mes ouvrages sont des livres de voix. Il y a non seulement celle d’un héros qui me ressemble un peu, mais aussi d’autres voix qui s’affrontent. Dans Le Bastion des larmes, la confrontation se fait entre le personnage principal et ses sœurs, les morts et les vivants, le passé et le présent. Elle atteint un niveau de feu immense, plus puissant encore que dans les autres livres.
Vous ne cessez de revenir à cette mémoire de ce que vous avez été ensemble, vous et vos sœurs, lorsque vous viviez dans la promiscuité. Pourrait-on parler de celles-ci en particulier ?
Mes sœurs étaient incendiaires, déconstruisaient tout et concevaient en permanence des stratégies de survie, des manières de s’imposer dans le monde. Elles étaient pour moi l’école à laquelle il fallait que je m’accroche. Quand je suis retourné un jour à Salé, la ville d’où je viens au Maroc, afin de vendre la maison de ma mère disparue, j’ai constaté combien mes sœurs avaient vieilli. Le lieu où nous avions grandi ensemble n’existait plus et nous étions comme des âmes errantes. Une fois que nos parents ne sont plus, que faisons-nous de ce lien qui nous unit ? C’est en me posant cette question que j’ai compris que la matière du livre pourrait m’aider à y répondre.
🥳Abdellah Taïa est finaliste du prix Décembre 2024 pour son livre 'Le Bastion des Larmes'. Le titre est également en deuxième sélection du prix Goncourt et toujours en lice pour le Prix Médicis et le Grand Prix du roman de l’Académie française. pic.twitter.com/f89joKT1V8
— Editions Julliard (@Ed_Julliard) October 9, 2024
On a le sentiment en lisant votre livre qu’il y a une oscillation permanente, un déchirement entre l’envie de défendre les gens dont vous parlez, en même temps qu’un désir de s’en venger pour tout le mal qui a été causé…
Avec le temps, ce lien que Youssef, le personnage principal du roman, a avec ses sœurs devient comme une ruine. Il faut résister à notre transformation en fantômes de nous-mêmes, à ce que le pouvoir fait de l’amour qui nous relie et qui ne peut même plus être exprimé. Le personnage comprend que ses sœurs vont bientôt mourir et qu’il ne peut pas les laisser derrière lui sans sauver quelque chose de leur lien – et ce, même si dans l’enfance, elles ne l’ont pas protégé face à la violence du monde ou au viol.
« Ce livre décortique comment le pouvoir pénètre à l’intérieur des cœurs des gens qui s’aiment. »
Abdellah Taïa
Est-ce que cet ouvrage est une sorte d’errance, autant à travers les rues de Salé qu’à travers votre propre âme et la mémoire de celles et ceux qui vous ont marqué ?
Évidemment, c’est une errance dans laquelle Youssef tente de renégocier sans cesse avec le monde. L’acmé de l’ouvrage est l’épisode du hammam, où le héros voit un jeune enfant être violé par un vieil homme respecté. Il voit que ce qui s’est passé dans cet endroit il y a 40 ans pour lui n’a jamais cessé de se reproduire. À ce moment-là, il comprend qu’il faut que la rivière de l’amour déborde réellement. Juste après ce passage, son empathie, notamment pour ses sœurs, devient plus grande.
Il y a tout au long du roman une violence particulière de cette réalité qui fait de toute personne qui a du pouvoir et de l’argent une personne intouchable. Est-ce quelque chose qui vous semble encore prégnant aujourd’hui ?
Le pouvoir et les riches sont tout le temps dans une même alliance, que ce soit au Maroc ou ailleurs dans le monde. Ce livre décortique comment le pouvoir pénètre à l’intérieur des cœurs des gens qui s’aiment. Nous croyons que nous sommes libres, mais le système dans lequel nous vivons est déjà très en avance sur nous. Il ne cesse de renouveler ses pièges. Il nous faut un temps fou pour comprendre cela et, dans le cas du Bastion des larmes, pour comprendre que la haine entre mes sœurs et moi, c’est ce pouvoir qui l’a installée entre nous. Elles sont persuadées que j’ai réussi en France, alors même qu’ici, je ne suis qu’un immigré.
Et à l’inverse, moi, je crois qu’elles vivent plus d’amour et de bonheur, car elles sont en famille, alors que je suis seul. Youssef veut réveiller la rébellion entre tous ces êtres : il les confronte émotionnellement, psychologiquement, mémoriellement, politiquement, à travers ce qu’ils ont vécu ensemble et non à travers ce que le pouvoir fait d’eux. Et en réalisant cette confrontation, il voit combien le pouvoir sépare les uns et les autres. Je veux en quelque sorte proposer une méthode de solidarité à travers ce livre.
Qu’est-ce que le « bastion des larmes » finalement ?
Ce lieu, qui physiquement correspond aux remparts de la ville de Salé, est une fenêtre symbolique pour guérir les êtres. Il ne sert pas seulement à Youssef, mais à un ensemble beaucoup plus grand. C’est très important qu’un combat individuel vienne en rejoindre d’autres. La littérature est là pour déjouer ce discours du pouvoir ou de la religion. Elle sert à déconstruire, tout en proposant une autre façon de tendre la main vers les autres.
Ce climat de peur permanente que vous décrivez avoir vécu, en tant qu’homosexuel au Maroc, peut-on dire qu’il persiste aujourd’hui ?
D’un côté, j’ai grandi avec l’idée que j’étais le seul homosexuel qui existe. J’avais tout le temps peur de ce qui allait m’arriver. Il fallait donc que je sois plus intelligent que les autres pour survivre. Aujourd’hui, quand vous allez sur les réseaux sociaux, vous voyez qu’il existe un grand nombre de personnes gays qui s’affichent. Il est certain que quelque chose a changé. Mais ce qui a bougé vient de celles et ceux qui ont le courage de ne pas attendre que le pouvoir change de regard sur eux et que les lois qui les criminalisent se transforment. Je trouve que la communauté LGBTQIA+ marocaine est héroïque. Elle ose vivre dans la lumière, alors même que la volonté du pouvoir de les maintenir dans la peur existe toujours. Certes, c’est loin d’être facile pour elle, mais je ne veux pas l’enfermer dans des débats qui l’enfonceraient encore plus.
Au Maroc, la langue française est la langue de l’élite. Qu’est-ce que ça vous fait d’écrire vos romans dans cette langue à présent ? Et d’ avoir reçu le Prix de la langue française, notamment ?
Même si elle ne parlait pas français, ma mère ne cessait de faire se mélanger plusieurs univers et rapports au monde. Dans mes livres, je fais la même chose, j’écris en français, mais j’y viens avec l’imaginaire du Marocain pauvre. Je fais donc en sorte qu’il se passe quelque chose d’autre que le simple respect de la langue française et je pense qu’il n’y a que comme cela que l’on peut l’enrichir. C’est en pensant à ma mère que j’ai reçu ce prix.