30 ans après la diffusion de son premier épisode, quelles marques la cultissime sitcom a-t-elle laissé sur le paysage audiovisuel ?
France 2, M6, Canal Jimmy, Série Club, Netflix, et maintenant HBO Max (où la série a débarqué il y a quelques jours) : depuis trois décennies, les droits de diffusion de la sitcom la plus populaire de tous les temps font l’objet d’une lutte acharnée. On peut néanmoins se demander, au-delà d’une notoriété toujours très forte, ce qu’il reste de l’héritage de Friends, série de Martha Kauffman et David Crane, dont certains aspects semblent désormais ployer sous les assauts du temps.
Une modernisation radicale du genre de la sitcom
Il faut mesurer à quel point Friends est arrivé dans un paysage morose pour la sitcom américaine, alors engluée dans des séries familiales moralisatrices, stéréotypées et segmentant assez radicalement leur public. Aussi brillantes soient-elles, des émissions comme Papa Bricole, La Vie de famille, Martin ou même le Prince de Bel-Air peinaient de plus en plus à rassembler un large public.
Seinfeld faisait alors en quelque sorte office d’exception par sa popularité remarquable, mais sans parvenir à créer un engouement mondial. Quelques séries se démarquent cependant sur le fond, comme Dinosaures et sa satire radicale de la sitcom familiale, Roseanne et sa mise en scène de la vie d’une famille ouvrière ou encore Parker Lewis ne perd jamais qui innovait énormément sur la forme. Mais, là encore, sans rencontrer un succès populaire universel.
Quand Friends débarque en 1994, elle propose une formule assez novatrice : fini les sitcoms domestiques centrées sur un unique foyer, ou « coincées » dans un unique lieu de pratique professionnelle. On suit ici six jeunes célibataires sans enfants, issus de milieux sociaux divers et possédant des histoires alors assez uniques. Ross est divorcé d’une femme lesbienne, Phoebe est une ancienne enfant des rues, Rachel une gosse de riche plongée dans la précarité après avoir fui le jour de son mariage… Si ces profils ne sont pas particulièrement vraisemblables, la finesse de l’écriture des personnages et les situations inédites produites par leurs interactions sont encore à ce jour remarquables d’efficacité.
De plus, Friends propose un humour parfois assez trash et irrévérencieux pour son époque, refusant le ton consensuel et moralisateur de nombre d’autres séries du genre à l’époque, sans pour autant brusquer son auditoire. Les personnages se trompent, ont des défauts criants, sont têtus, régulièrement pleutres. Mais sans pour autant verser dans la caricature un peu lourde façon Al Bundy dans Mariés, deux enfants.
Des épisodes cultes qui restent des bijoux d’audace et d’écriture
Trois décennies plus tard, alors que le show continue d’inspirer livres, podcasts et autres articles universitaires, et même si des voix critiques se sont élevées sur les limites de la série, de nombreuses séquences en sont restées cultes : l’épisode de la rupture entre Ross et Rachel et son mythique « we were on a break », celui de l’adoption d’un canard et d’un poussin par Chandler et Joey ou encore Celui qui avait fait courir la rumeur, avec un (jeune) Brad Pitt en roue libre en cameo de choix.
L’émission a également été remarquée par sa capacité à faire rire avec des problématiques de société pointues, voire extrêmement avant-gardiste pour leur époque : le mariage homosexuel, l’orgasme féminin, la gestation pour autrui, la différence d’âge dans le couple ou encore la coparentalité sont ici des objets d’humour traités avec joie et respect. Ce qui a pavé la voie à des générations entières d’auteurs pour continuer à creuser ce sillon dans des séries à vocation humoristique.
Et le succès a été dantesque, réunissant parfois plus de 50 millions d’Américains devant leur petit écran, et générant des revenus monumentaux pour son diffuseur. Son épisode final fut en 2004 l’un des plus regardés de tous les temps, à une époque où le public avait pourtant déjà largement contribué à se disperser au fil de la multiplication des chaînes et des canaux de diffusion. Sans surprise, les années 2000 furent celle de la recherche du « nouveau Friends » générant pléthore de séries aux concepts voisins comme How I met Your Mother.
Des héritiers par centaines
Ainsi, comme le note la journaliste australienne Sudeshna Ghosh, Friends n’a pas seulement généré des clones télévisuels (et profondément influencé le monde de la mode), elle a aussi créé de nouveaux archétypes de personnages et d’histoires à raconter. La figure de Chandler, en apparence sarcastique, mais en profondeur sensible, de plus en plus tolérant au fil des saisons et pleinement investi dans le soutien à la carrière de sa compagne, n’avait alors pas d’équivalent. De même que le fait de présenter des personnages vivant une grande partie de leur vingtaine dans une « famille choisie », un concept désormais très en vogue, mais alors relativement underground. C’est une des raisons qui ont poussé Martha Kauffmann à écarter l’idée d’un reboot de la série : les concepts qu’elle a développés à l’époque font maintenant partie intégrante des codes de l’écriture de la sitcom.
Ce sont d’ailleurs davantage ces codes d’écriture que la forme même de la série ou la carrière ultérieure de ses acteurs principaux qui reste l’héritage le plus manifeste de Friends. Techniquement, la réalisation du show accuse son âge, avec ses décors, ses caméras fixes et son côté immuable sur une dizaine de saisons. Quant aux acteurs, le décès récent du regretté Matthew Perry a remis en lumière le fait que « l’après-Friends » n’avait pas été simple pour l’immense majorité du casting, rapidement remplacé par d’autres jeunes premiers dans le monde de la série télévisée. Et ce malgré la brillante carrière de Jennifer Aniston, en vedette de comédies romantiques dans les années 2000 et celle, plus récente, de Lisa Kudrow réapparue de manière récurrente en rôle de quinquagénaire déjantée dans de nombreuses séries comiques.
Néanmoins, de nombreuses séries comiques actuelles continuent de reprendre et de moderniser le ton si particulier initié par la série de Crane et Kauffmann. En particulier en présentant des personnages unis par le hasard, bourrés de défauts et engoncés dans les problématiques sociales du moment. Et ce, tout en demeurant profondément unis par des liens de solidarité similaires à ceux d’une famille.
C’est une dynamique criante dans des séries de ces dernières années comme Brooklyn 99, Superstore, New Girl ou encore The Big Bang Theory. Ou même dans les sagas de Bill Lawrence (Scrubs, Ted Lasso) au format bien différent, mais ayant conservé cette dimension de personnages bourrés de défauts, vivant parfois des tragédies, mais évoluant dans un univers in fine bienveillant, où la solidarité et l’entraide sont valorisées comme des moyens de grandir.
Malgré son âge et certains aspects désormais profondément datés, Friends continue ainsi de peser de tout son poids sur l’écriture télévisuelle américaine. Après tout, les adolescents ayant grandi avec le show sont désormais aux commandes de leurs propres séries !