Devenue réalisatrice de documentaire et écrivaine protéiforme, l’ancienne actrice pornographique Ovidie est aujourd’hui l’incarnation la plus puissante d’un féminisme décomplexé et rageur qui œuvre à la reconquête du corps des femmes.
À elle seule, l’histoire d’Ovidie mériterait un roman. Pas un conte de fées où une femme ingénue se libère miraculeusement du joug des hommes. Voyez plutôt un roman noir et poétique, sulfureux et violent, du Despentes en fait, où il serait question de reconquête du corps, de réappropriation du désir et de renversement des armes de domination masculine. De son vrai nom Éloïse Delsart – son pseudo provient d’un personnage de la bande dessinée de Ptiluc, Destin farceur, une rate vivant en marge de la société, ça ne s’invente pas.
Ovidie est une de ces figures furieuses, insaisissables, inspirantes qui font bouger les lignes d’une société en balayant les normes d’un revers de la main, en s’évertuant continuellement à sortir des cases auxquelles on essaie de l’assigner. Retour sur le parcours hors norme d’une intellectuelle au sens le plus fort, qui prend à cœur les affaires du corps.
L’intello du X
Dès ses débuts en 2001, au casting du film La Fête à Gigi, une production Dorcel signée Alain Payet, Ovidie détonne dans l’industrie pornographique. Avec son look gothique, déjà, à des années-lumière de l’esthétique bimbo dominante des années 2000, mais surtout avec sa personnalité.
Étudiante en philosophie, passionnée par les thèses féministes américaines, proche de l’extrême gauche, elle est une intellectuelle militante au pays du X. Elle se revendique travailleuse du sexe et refuse l’image de la victime égarée. Elle fait ce métier parce qu’elle l’aime et qu’elle l’a choisi. Pro-sexe héritière d’Annie Sprinkle, elle est en opposition totale avec le féminisme de l’époque.
Surtout, Ovidie pense pendant qu’elle baise. « Je veux avoir l’image d’une femme qui jouit et réfléchit sans se laisser emmerder », déclare-t-elle à Libération en 2002. Après un film seulement, elle impose ses tatouages et surtout le préservatif sur les tournages, et refuse toute pratique dégradante comme l’éjaculation faciale. Une actrice qui dicte ses règles, c’est du jamais vu.
Elle attire les regards au point d’être invitée par Mireille Dumas dans sa célèbre émission Vie privée, vie publique. Elle brise même les carcans de l’industrie en jouant devant la caméra de Bertrand Bonello et Jean-Jacques Beineix, des figures du cinéma d’auteur.
Point d’exclamation de ce début de carrière furieusement libre, elle réalise son premier film, Lilith, un long-métrage qui explore la possibilité d’une pornographie féministe. « L’intello du X », comme on la surnomme, fascine, mais elle dérange aussi. Surtout les vieux messieurs du porno, satisfait du système bien rodé qu’ils ont imaginé – un microcosme patriarcal où les femmes font ce qu’on leur dit quand on leur dit. Alors, dès 2004, après quand même une vingtaine de films, Ovidie s’éloigne définitivement du milieu pour écrire sa propre histoire.
Docu de cul
Au fond, elle est plus intéressée par la réalisation que par le jeu. Elle s’essaie d’abord à la fiction avec des films qui bousculent les codes du porno à la papa, mais, très vite, elle se tourne vers un genre qui la passionne, le documentaire, une mise en récit du réel mieux à même de raconter les coulisses d’une industrie pas comme les autres, mais aussi d’évoquer la place plus générale du sexe dans la société.
En 2011, elle réalise deux premiers documentaires. Rondes et Sexy, un film sur la sexualité des femmes en surpoids et Le Sexe écolo qui interroge l’impact de la sexualité sur l’environnement. La même année, elle est adoubée par les médias en signant un reportage choc pour Envoyé spécial intitulé Rhabillage, dans lequel elle raconte les discriminations sociales que subissent au quotidien les anciennes stars du X.
Mais c’est en 2017 qu’elle obtient définitivement sa casquette de journaliste. Pornocratie, diffusé sur Canal+, rencontre un immense succès et lui ouvre la porte des festivals. Le documentaire raconte l’ubérisation dramatique de l’industrie du X et ses conséquences sur les travailleuses du sexe, précarisées et forcées d’accepter des pratiques de plus en plus extrêmes. Elle souligne notamment le rôle obscur de Mindgeek, multinationale du porno regroupant tous les plus grands sites du monde.
Avec Là où les putains n’existent pas, diffusé sur Arte, une réflexion sur la société suédoise et son abolition de la prostitution, elle est, la même année, finaliste du prix Albert Londres. Une consécration pour une figure hors du sérail. Une raison de plus pour continuer à tourner et marteler sa pensée féministe.
Son dernier film en date est d’ailleurs une nouvelle merveille. Dans J’ai tiré sur Warhol – Scum Manifesto, elle tire le portrait de l’une des figures les plus radicales du féminisme contemporain, l’Américaine Valerie Solanas, autrice d’un manifeste prônant l’éradication des hommes, condamnée pour avoir tenté d’assassiner Andy Warhol en 1968.
Chair de littérature
« Articuler intimité et émancipation, érotisme et féminisme, corps et révolte, sexuel et textuel. » Ce credo cinglant, comme un manifeste engagé, affiché en lettre d’or sur le site des éditions Julliard pour présenter la nouvelle collection « Fauteuse de trouble » imaginée par Vanessa Springora, pourrait résumer à lui seul les intentions littéraires d’Ovidie. C’est d’ailleurs tout sauf un hasard si elle est, en 2023, la première autrice de cette nouvelle bibliothèque érotique offerte à la jeune génération. Mais on reviendra plus tard à ce livre. Car La Chair est triste hélas, c’est son titre, ne ressemble en rien à des débuts littéraires.
Tout comme la réalisation, l’écriture accompagne Ovidie depuis ses débuts. Dès 2002, elle publie Porno Manifesto pour raconter son expérience d’actrice X, mais surtout préciser sa pensée féministe pro-sexe. Pour le compte de La Musardine, librairie et maison d’édition érotique historique, elle rédige de nombreux guides sexuels comme Osez découvrir le point G (2006) ou La Sexualité féminine de A à Z (2010).
En collaboration avec son amie, l’illustratrice Diglee, elle s’essaie même à la bande dessinée et publie Libres ! Manifeste pour s’affranchir des diktats sexuels (2017) ou Baiser après #Metoo, lettre à nos amants foireux (2020).
Pourtant, on ne peut pas s’empêcher de voir dans la publication de La Chair est triste hélas l’acte de naissance d’une véritable ambition littéraire et d’une nouvelle envergure. Si le sujet est le plus ovidien qui soit – elle retrace la trajectoire, raconte la succession d’épisodes qui l’a conduite à quatre années de grève du sexe –, le style diffère. Plus poétique, moins documentaire, la plume d’Ovidie prend ses aises. Elle assume ses velléités d’autrice et s’amuse avec la langue.
C’est la révélation d’une écrivaine, capable des plus habiles contrepieds. Adresser une gifle aux diktats du sexe en parlant d’une abstinence choisie : le paradoxe fait mouche. À partir de là, on a comme l’impression qu’Ovidie prend l’écriture comme un défi. Elle continue sa croisade, mais semble prendre du plaisir et s’amuse à bâtir des œuvres décalées, surprenantes.
Publié dans la collection « Bestial », cofondée par Isabelle Sorente et Clara Dupont-Monod, qui propose aux auteurs de rédiger leur autoportrait à travers leur animal fétiche, Assise, debout, couchée est un livre puissant, drôle et mordant. Après Marc Dugain et les moutons ou Lauren Bastide et les escargots, Ovidie choisit elle le chien comme animal totem – ou plutôt la chienne. Preuve de cet amour sans faille, elle est d’ailleurs à l’origine d’un festival international du Film de chiens qui s’est déroulé en 2019 en Charente.
Voyage intime, l’ouvrage nous emmène en balade avec tous les chiens qui ont jalonné sa vie. Plaidoyer engagé, il met en parallèle le traitement réservé aux femmes dans la société avec celui qu’on accorde aux chiens. Si la comparaison interpelle, elle devient effrayante au fur et à mesure que le livre se dévoile et l’exercice littéraire mené par Ovidie impressionne.
Plus léger, plus jubilatoire, le livre qu’elle signe avec la comédienne française Marie-Sophie Larrouy est un bijou humoristique qui fait un bien fou en ces temps moroses. Le retour en grâce du roman-photo, monument de kitsch qui offre à ses auteurs ou autrices une liberté et une créativité incomparables, se poursuit. Après Fabcaro et Éric Judor qui s’étaient associés pour le génial Guacamole Vaudou, satire corrosive et absurde du monde l’entreprise, les deux autrices s’attaquent elles, à « la plus grande arnaque depuis l’invention du Jacuzzi », le mythe du prince charmant.
Ovidie et Marie-Sophie Larrouy s’amusent à plonger un serial séducteur des années 1970, brushing, pattes d’eph et vannes bien machos, dans un monde post #metoo où les femmes ont pris le pouvoir. Cela donne une succession de scènes hilarantes où virilité et masculinité se prennent les pieds dans le tapis.