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Wajdi Mouawad : le théâtre comme terre d’exil

22 octobre 2021
Par Félix Tardieu
“Seuls”, Wajdi Mouawad (théâtre de La Colline, 2016).
“Seuls”, Wajdi Mouawad (théâtre de La Colline, 2016). ©Thibaut Baron

Comédien, auteur, metteur en scène, directeur de théâtre, Wajdi Mouawad ne connaît pas le repos. À vrai dire, il n’a même jamais vraiment pu faire connaissance avec lui.

Né au Liban en 1968, il arrive à Paris à l’âge de 10 ans après avoir dû fuir la guerre civile dans son pays. Mais l’État ne prolonge pas les titres de séjours de sa famille et celle-ci s’envole pour le Canada en 1983. De l’autre côté de l’Atlantique, Mouawad n’en démord pas et cultive sa passion pour l’écriture : diplômé de l’École nationale de théâtre du Canada, il fonde avec Isabelle Leblanc sa première compagnie en 1991, le théâtre Ô Parleur, qu’il dirige jusqu’en 1999.

Il commence à monter ses propres pièces, à l’instar de Journée de noces chez les Cromagnons (1994) et Willy Protagoras enfermé dans les toilettes (1998). Ses pièces Littoral (1997) et Incendies (2003) lui confèrent une reconnaissance internationale et seront portées plus tard à l’écran : il réalisera lui-même l’adaptation de Littoral, puis un certain Denis Villeneuve (Dune, Sicario, Premier Contact) réalisera une adaptation remarquée d’Incendies (2010) qui lui ouvrira les portes des grands studios. Wajdi Mouawad a aujourd’hui posé ses valises au théâtre de La Colline à Paris, mais n’a pas pour autant cessé de voyager avec ses créations, donnant corps à un théâtre itinérant, traversant les frontières – à l’image des deux compagnies qu’il fonde simultanément au Québec et en France, Abé Carré Cé Carré et Au Carré de l’Hypoténuse, en 2005 – et situant dans l’écriture la promesse d’une patrie hors sol.

Le choix de la vocation

Wajdi Mouawad écrit sa première pièce de théâtre en français, Poubelle, alors qu’il n’a que 11 ans. Était-il alors voué depuis toujours à devenir le dramaturge prolifique qu’il est aujourd’hui ? Pas sûr. Il ne croit pas à la vocation. Du moins, il se refuse à croire que la vocation surgit du néant : « Je crois à la vocation quand elle est un choix », déclarait-il ainsi dans une masterclass animée par Arnaud Laporte en juillet 2019 (France Culture). C’est en côtoyant les livres et leurs auteurs de toutes époques confondues qu’il découvre une certaine posture, à la fois éthique et esthétique, qui lui autorise à embrasser cette vocation.

Aussi brillant écrivain qu’il soit, son écriture ne se réduit pas aux mots : celle-ci se forge aussi par l’expérimentation visuelle, par le travail de la lumière, par la disposition des corps habités par le texte. Ses œuvres sont le fruit d’une lente gestation : il laisse les histoires qui l’habitent grandir en lui et mûrir, pour les cueillir à temps. Parfois plusieurs mois, voire plusieurs années. Certaines pourriront, mais cela fait partie du jeu.

La création d’une pièce de Wajdi Mouawad ne se fait jamais ex nihilo, mais procède au contraire d’un travail rigoureux, étalé dans le temps et traversant plusieurs phases. Ainsi la répétition avec les comédiens sur le plateau a-t-elle autant d’importance que l’écriture du texte ou la sensation même qui l’aura originellement poussé à coucher quelques bribes d’un récit sur le papier.

Répétitions de Littoral (théâtre de La Colline, 2020).©Tuong-Vi Nguyen

Les œuvres de Mouawad sont toutes traversées par des interrogations universelles : sur quels fondements construit-on son identité ? Comment se redresser après avoir connu l’horreur, comment tolérer sa vérité ? Chez lui, il n’y a d’histoire à raconter que là où il y a de la douleur, là où la grande histoire a fendu une famille en deux. Lorsqu’il grandit au Canada, pays qu’il décrira lui-même comme « monstrueusement en paix », Wajdi Mouawad se plonge dans les auteurs grecs, comme appelé par l’irrésistible force et l’atemporalité de la tragédie antique. Il avale l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, les pièces d’Eschyle et d’Euripide, et fait la rencontre décisive de Sophocle.

De cette rencontre littéraire et poétique naît un projet immense, démesuré, mais cohérent avec l’aspect cyclique de son œuvre : monter l’intégrale des tragédies du poète antique connues à ce jour. « Sophocle, c’est un vertige. Un souffle puissant. Une matrice de la littérature occidentale », dit-il. De 2011 à 2016, le metteur en scène monte sans relâche les tragédies de Sophocle, réparties en trois opus thématiques (Des femmes, Des mourants, puis Des héros). Un travail de titan, parachevé par une représentation marathonienne du cycle complet des tragédies de Sophocle : Le Dernier Jour de sa vie est joué à Mons (Belgique), capitale européenne de la culture en 2015, pour un spectacle de près de 20 heures. Chez Mouawad, seule la représentation théâtrale qui engage pleinement le spectateur dans « l’expérience tragique » permet ce vertige, pour ne pas dire cette catharsis, qui enjambe les siècles.

Réactualiser la tragédie

Si sa récente adaptation de l’Œdipe de Georges Enesco à l’Opéra Bastille fait figure d’exception, Wajdi Mouawad semble avoir mis de côté les auteurs grecs pour un temps : il doit écrire la tragédie de son époque. Il l’avait déjà fait avec sa tétralogie Le Sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts, Ciels), somme tragique de promesses non tenues. Avec son cycle Domestique, entamé en 2008 avec Seuls, le directeur du théâtre de La Colline entreprend de faire l’archéologie d’une famille – à partir d’un socle ouvertement autobiographique – éclatée par l’exil et le ressentiment.

Exhumer le tragique qui revient perpétuellement dans nos existences, comment supporter sa vérité et en accepter la fatalité pour échapper à la répétition de la violence et de la culpabilité, tel semble être le fil conducteur de ses écrits. Après Seuls (dans lequel Mouawad apparaissait seul en scène) et Sœurs, Wajdi Mouawad présente Mère du 19 novembre au 30 décembre à La Colline, qui revient sur cette figure maternelle déchirée par la guerre à travers les yeux d’un enfant. Viendront ensuite Pères et Frères, et nul doute que, lorsque le cycle sera achevé, Mouawad entreprendra de les réunir en un seul bloc de durée, comme il l’a fait par le passé avec Le Sang des promesses et l’intégrale de Sophocle.

Portrait de Wajdi Mouawad, directeur du théâtre de La Colline.©Simon Gosselin

En marge de ses productions, le metteur en scène prépare le terrain pour la jeunesse. Un pan moins connu de son travail, qui n’en est pas moins important à ses yeux, est d’accompagner la jeune génération dans la connaissance de soi et la conquête de la parole, comme si son œuvre portait en elle un profond devoir de transmission, ou une sorte de maïeutique propre à l’espace théâtral. De 2011 à 2015, il mène ainsi de bout en bout le projet Avoir vingt ans en 2015, qui réunit une cinquantaine d’adolescents venus des quatre coins de la francophonie (de l’île de La Réunion à Montréal, en passant par Namur ou Nantes), invités à suivre son travail et à grandir ensemble au gré des voyages.

Par ailleurs, il dirige régulièrement des troupes de jeunes comédiens, à l’instar de Tous des oiseaux (2017) et Notre innocence (2018). En mars 2021, il affichera son soutien au mouvement d’occupation de son propre théâtre, lancé par de nombreux élèves en art dramatique dont l’arrivée dans le monde du spectacle fut grandement ébranlée par la fermeture prolongée des lieux culturels : « Ils sont ici chez eux. Notre devoir est d’être à leur écoute, de les comprendre et de les encourager dans la démarche de leur pensée et l’impulsion de leur nécessité. » Cette occupation s’est d’après lui soldée par un échec, comme l’affirme le manifeste virulent qu’il publie quelques mois plus tard, dont il faudra nécessairement se relever. Se relever et faire face, tel est peut-être l’enseignement de toute tragédie.

Mère au théâtre de La Colline du 19 novembre au 30 décembre 2021. Billetterie par ici.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste