[Rentrée littéraire 2023] Après L’Éternel Fiancé en 2021, Agnès Desarthe revient plus prodigieuse que jamais avec Le Château des rentiers, une réflexion sur ce que le temps fait de nous, mais aussi sur ce que la vieillesse a de plus prometteur. Entre souvenirs et projections vers l’avant, on tourne les pages comme on s’avance au monde.
Ce que l’on voit d’abord, lorsqu’on tient Le Château des rentiers (Éditions de l’Olivier) entre ses mains, c’est sa couverture. Une vue des toits de Paris. Puis, derrière chaque fenêtre, des personnages qui jouent de la musique. Et puis encore, au premier plan, dans la lumière, un couple qui s’embrasse. Cette illustration de Pierpaolo Rovero (Paris Plays Classical) reflète parfaitement l’univers d’Agnès Desarthe : de la lumière partout.
Voit-on le 13e arrondissement ? Car c’est dans ce quartier parisien, au 194, rue du Château-des-rentiers, que les grands-parents de l’autrice, Boris et Tsila Jampolski, juifs originaires d’Europe centrale, ont décidé d’ouvrir un phalanstère.
L’utopie du phalanstère
Avant d’aller plus loin dans l’exploration du livre, il convient de comprendre ce qu’est un phalanstère. La notion vient du philosophe Charles Fourier, un utopiste dont le rêve tenait en une idée simple : créer, au sein du même endroit, une communauté en parfaite harmonie.
« À regarder mes grands-parents et leurs amis, on ne craignait pas de devenir vieux. »
Agnés Desarthe dans Le Château des rentiers
Au programme : un lieu de vie commun, un partage des ressources équitable, une notion de propriété déplacée vers un modèle unique de microsociété. Et une fin de vie heureuse, ensemble. Ici, l’utopie de cultiver l’amitié pour toujours ne semble pas absurde. Au contraire, elle est un socle pour mieux vivre.
Ainsi, les grands-parents d’Agnès Desarthe avaient réussi à créer cette sorte de colocation avec des gens de leur génération, d’origine semblable. De prime abord, ce livre semble donc construit sur la mémoire, sur les souvenirs d’une enfant qui se rappelle ces présences rassurantes, dont l’ambition n’était autre que de prendre la vie comme elle vient. Rarement, l’identité a quelque chose à voir là-dedans.
« Avaient-ils compris que la vieillesse est plus âpre quand elle est solitaire ? »
Agnés Desarthe dans Le Château des rentiers
Mais, comme tous les livres construits sur les souvenirs, il est capital de garder à l’esprit que tout sera lacunaire. Est-ce un livre qui s’annonce ? Un banal projet sans contours ? Chez Agnès Desarthe, l’idée persiste. Elle se sert alors de ce matériau biographique (assez rare dans sa bibliographie) pour tirer le fil de l’utopie. Elle traverse le temps entre fiction et réalité, se sert des blancs laissés par la mémoire pour les sublimer.
Vieillir
Dans Le Château des rentiers, c’est donc aussi la vieillesse qui est placée au centre de la réflexion. Agnès Desarthe n’est pas vieille. Mais elle va le devenir. Alors quoi ? Alors, en parallèle de tout ce que la mémoire apporte de récit, l’autrice se lance dans la collecte de témoignages, afin de comprendre aussi pourquoi on balaie l’idée de la fin d’un revers de main, qu’importe son âge. En partant de l’idée du phalanstère, elle recueille un kaléidoscope de paroles de celles et ceux que l’on appelle les seniors.
Des paroles à la fois intrigantes, classiques, lacunaires. Grandioses. Et nous, lecteur, lectrice, nous nous tenons là, tournant les pages comme si quelque chose devait se passer. Mais on le sait, ce qui se passe ici n’est autre que la vie dans tout ce qu’elle a de plus beau. Un passage du temps sans chaos. Le constat que tout va partir dans une sombre légèreté. Mais le bonheur de savoir qu’on peut le rendre beau jusqu’au dernier souffle. C’est ça, qui rend le monde plus supportable.
« Si je ne prends pas un peu d’avance, je me retrouverai au seuil de la mort sans avoir rien prévu, sans avoir rien choisi. »
Agnés Desarthe dans Le Château des rentiers
Agnès Desarthe est, avec ce livre, plus que jamais une écrivaine : elle joue avec le temps, elle s’en amuse, même, parfois ; elle le pétrit comme si elle voulait le faire discuter avec nous. On aimerait bien. Où vieillira-t-on ? Probablement pas dans un phalanstère, même si l’idée est belle. Si l’autrice du Remplaçant (Éditions de l’Olivier, 2009) et de Ce cœur changeant (Éditions de l’Olivier, 2015) n’a pas encore trouvé un espace pour vieillir, l’écriture semble en être, pour elle, un particulièrement confortable.
Le Château des rentiers, d’Agnès Desarthe, Éditions de l’Olivier, août 2023.