Alors que les écrans sont souvent considérés comme néfastes, Anne Cordier et Séverine Erhel veulent aider à mieux comprendre leur impact sur les enfants, en distinguant ce qui relève du mythe et ce qui est fondé scientifiquement.
Smartphone, ordinateur, console de jeux vidéo… Les écrans sont très présents dans nos vies. L’exposition, notamment celle des plus jeunes, à ces derniers en inquiète plus d’un. Plusieurs études ont montré que les enfants, dès l’âge de 2 ans, passent un temps considérable devant les écrans.
Face à cet enjeu de société qu’est la crainte du numérique, Anne Cordier et Séverine Erhel ont réuni un groupe de chercheurs pour aider à mieux comprendre l’impact des écrans sur les jeunes dans Les Enfants et les Écrans. Ensemble, ils passent en revue dix des mythes les plus répandus, comme « les écrans altèrent le développement de l’enfant et de l’adolescent » ou encore « les écrans altèrent les relations au sein de la famille et déstabilisent la parentalité ». L’Éclaireur a pu échanger avec Séverine Erhel, co-coordinatrice de cet ouvrage, dont les droits sont reversés à deux associations : La Quadrature du Net et Les P’tits Doudous.
Pourquoi avoir publié ce livre maintenant ?
À la base, il s’agit d’un projet qui date d’un peu avant la période Covid. On avait tous constaté que beaucoup d’articles autour du numérique sortaient en France. Ils évoquaient de multiples effets néfastes alors que beaucoup de collègues n’avaient pas constaté cela dans la littérature scientifique : on peut évoquer des associations faibles entre numérique et troubles du développement du langage, mais pas des effets, car on n’a pas encore réellement de causalité établie.
On était dans ce qu’on peut appeler une “panique morale”, soit l’émergence d’un sentiment de peur qui se diffuse à travers plusieurs personnes qui redoutent des menaces graves sur le bien-être de notre société. Cette peur s’accompagne d’une inflation du jugement moral, avec une forme d’emballement médiatique. Cette inflation est très alimentée par les médias et des experts – appelés “entrepreneurs moraux” – qui conduisent à des craintes élevées au niveau de la société. Cela se cristallisait autour de quelques experts, on ne voyait plus qu’eux dans les médias et plus tellement d’autres spécialistes plus scientifiques qui ont publié sur ce domaine-là.
André Tricot (professeur d’université en psychologie) est venu me voir, car je faisais des analyses critiques sur Twitter pour essayer de donner les informations me paraissant plus nuancées et plus alimentées par la littérature scientifique. Il a aussi contacté Anne Cordier pour ses compétences en anthropologie des usages et nous a proposé d’écrire ce livre. Avec Anne, nous avons beaucoup discuté de cet aspect “panique morale”.
En discutant et en reprenant tous les points qui nous paraissaient importants, nous nous sommes accordées sur l’idée que, pour traiter ce sujet correctement, on ne pouvait se limiter à nos deux expertises scientifiques. Nous avons donc décidé de réunir un collectif de chercheurs beaucoup plus large et pluridisciplinaire : des experts en psychologie cognitive, en neurosciences, en psychiatrie, en psychologie clinique, en anthropologie et en sociologie. Notre voulions avoir plusieurs points de vue qui se croisent et essayer de dresser un état des lieux de ce que l’on sait d’un point de vue scientifique sur le numérique et, éventuellement, sur les conséquences qu’il peut avoir chez les enfants et les ados.
Nous avons défini différents points qui correspondent aujourd’hui à des mythes et que nous avons attribué aux chercheurs en fonction de leur niveau d’expertise. Beaucoup ont accepté de contribuer à cet ouvrage, qui est vraiment la réponse d’un collectif de chercheurs qui prennent leurs responsabilités, qui endossent pleinement leur rôle de chercheur dans la société et fournissent les informations les plus justes au regard des connaissances scientifiques que l’on a actuellement.
Votre livre pointe le rôle des médias, qui sont alarmistes, contrairement aux études scientifiques…
En réalité, plusieurs choses sont imbriquées. Il y a effectivement les médias qui publient énormément là-dessus. Si on consulte le rapport du Haut Conseil de la santé publique sur les écrans, qui indique le nombre d’articles de presse versus le nombre d’articles scientifiques qui sont consacrés réellement à la question du numérique et des enfants et des ados, on voit qu’il y a un vrai déséquilibre. On a vu des tonnes et des tonnes d’articles de presse sortir là-dessus.
Ces sujets très alarmistes ont commencé à intéresser beaucoup de gens, notamment les parents, qui s’inquiètent toujours. Dans le livre, on essaie d’être le plus objectif possible, mais dans tout cet aspect “emballement médiatique”, on retrouve vraiment des caractéristiques des paniques morales décrites dans l’ouvrage de Ruwen Ogien, comme le refus d’aller au bout de l’implication d’un raisonnement, la tendance à envisager le pire de la part de personnes qu’on a tendance à sacraliser, etc.
On a tous entendu parler des crétins digitaux ou de la décérébration numérique. Il y a aussi la tendance à ne pas tenir compte du point de vue des individus. Alors qu’on pourrait citer par exemple les personnes qui revendiquent leur appartenance à la communauté du jeu vidéo, et qui vivent très bien dans celle-ci. Ils expliquent que oui, il y a une vie autour du jeu vidéo, une communauté, que l’on peut s’y épanouir et avoir une activité sociale reliée, et que ça ne sert à rien de rejeter cette culture du numérique dans laquelle certains s’épanouissent très bien.
« La clé n’est pas d’interdire. Je pense que l’interdiction en soi n’a pas tellement de sens et qu’elle sera contournée. »
Séverine Erhel
L’idée pour nous était vraiment de relever ces différents aspects des panique morale que l’on retrouve autour de la question des écrans. Au début, la presse s’empare du sujet et le fait que cela soit inquiétant engendre beaucoup plus de circulation, de clics sur les articles. On va ensuite très vite entrer dans une vague de sous-traitance politique, c’est-à-dire que des politiques vont s’emparer de ce sujet et tenter d’imposer des réglementations qui ne sont pas toujours adaptées. Certaines le sont et d’autres ne le sont pas, car le cycle de la panique morale est très court au regard de la génération des connaissances scientifiques qui permettraient de répondre à la question. Et, généralement, avant qu’elles ne sortent, d’autres paniques morales assez proches apparaissent.
Un moyen de contrecarrer ce problème serait d’avoir une meilleure connaissance de ce qu’est l’expertise ou peut-être plus de journalistes scientifiques dans la presse. Il faudrait aussi essayer de prendre du recul par rapport au traitement médiatique, notamment sur la question des écrans. Aujourd’hui, la culture numérique, la culture des écrans, la culture du jeu vidéo, est quand même largement répandue dans notre société. Je ne vais pas être angéliste en disant que tout est parfait et que tout est beau. Il y a effectivement des choses à modifier, mais dire qu’il faut priver les enfants d’écrans, c’est peut-être effectivement les priver de certaines choses. C’est aussi ne pas les éduquer sur tout un tas d’autres choses qui pourraient poser problème plus tard.
L’accès aux réseaux sociaux implique maintenant une majorité numérique à 15 ans, mais, dans les faits, des enfants et des ados plus jeunes y sont déjà présents. Qu’est-ce qu’on fait de tous ceux qui sont déjà sur ces plateformes et, surtout, comment on les éduque ? Parce qu’à mon avis, la clé n’est pas d’interdire. Je pense que l’interdiction en soi n’a pas tellement de sens et qu’elle sera contournée. Aujourd’hui, il s’agirait plutôt d’éduquer à ce type de médias, d’amener les individus à avoir une utilisation plus vertueuse, plus rationnelle des outils numériques et à se prémunir des dangers de ces derniers.
Outre les dix mythes évoqués dans le livre, qui font partie des plus répandus, est-ce qu’il y en a d’autres que vous auriez voulu aborder ?
Il aurait probablement été intéressant d’étendre la réflexion aux réseaux sociaux et à la santé mentale. Il y a aussi l’impact des algorithmes, mais on n’a pas énormément de données là-dessus. Aujourd’hui, on parle beaucoup de l’impact des dark patterns (design trompeur), notamment sur les réseaux sociaux, de la manière dont les algorithmes et ces plateformes nous manipulent, etc. Je trouve que ce serait intéressant d’ajouter ces chapitres-là ; j’espère pouvoir le faire un jour.
Votre livre pointe aussi les problèmes de certaines études, notamment pour mesurer le temps d’écran…
Il y a plusieurs problèmes sur le traitement des études concernant le numérique, à commencer par les corrélations entre temps d’écran et d’autres variables de santé. Il est incorrect de parler d’effet de l’un sur l’autre, car corrélation ne vaut pas causalité. Un autre problème est souvent qu’une étude négative présentée dans la presse va être perçue comme un consensus : une étude ne fait jamais consensus !
C’est ce qu’on a essayé de montrer en focalisant essentiellement sur ce qu’on appelle des méta-analyses. Ce sont des groupes d’études qui sont décortiquées parce qu’elles doivent répondre à un certain nombre de critères stricts et on définit ensuite une taille de l’effet moyen pour les études correspondant aux critères de sélection. L’idée est par exemple de voir si sur un groupe d’études qui cherchent à évaluer les effets des environnements ludiques sur l’apprentissage, on va globalement retrouver un effet moyen bénéfique ou négatif.
Concernant la question des études sur les écrans, on explique que le terme “écran” n’est pas du tout adapté et intéressant. Il ne renvoie pas à grand-chose, donc je préfère parler du numérique. Dans ces études, c’est une contrainte qui est malheureusement posée par les terrains d’études – nombre d’entre elles sont épidémiologiques –, on focalise beaucoup sur le temps d’écran et, comme on essaye de l’expliquer dans le livre, c’est un indicateur de mauvaise qualité.
Lorsqu’on parle de temps d’écran, on peut déjà se demander si c’est une entité qui a du sens. Par exemple, si on discute ensemble, que je vous parle d’un mème et vous le montre sur mon téléphone, s’agit-il réellement de temps d’écran alors qu’on échange sur un contenu ? C’est un peu compliqué de distinguer les deux.
« L’intérêt du temps d’écran est seulement de cibler le problème des usages excessifs du numérique chez les enfants et les ados. »
Séverine Erhel
Autre problème que va poser cet indicateur, c’est sa précision : ce temps est autorapporté, notamment par les parents. C’est donc du déclaratif avec du biais de mémoire, on ne sait jamais exactement si c’est la réalité ou pas. Il est difficile d’indiquer le temps passé sur son écran au cours des sept derniers jours, par exemple, donc on donne une estimation, mais ce n’est pas forcément évident. Cette idée d’estimation a posteriori pose question.
Enfin, le dernier problème avec la notion de temps d’écran est que l’on va dire qu’il a forcément un effet néfaste sur les individus, qu’il va conduire à un problème. On se départit ainsi de l’idée de regarder les activités, alors que toutes les activités avec le numérique ne se valent pas. Si vous regardez un documentaire sur Arte ou sur Netflix, vous allez passer 1h30 ou 2h devant un écran, mais vous êtes en train de vous cultiver. C’est un peu pareil avec les enfants : il y a des activités qui peuvent être intéressantes avec le numérique et d’autres qui sont moins enrichissantes.
Il est par exemple beaucoup plus intéressant de leur faire regarder un dessin animé d’origine japonaise, avec un début, une fin, une histoire, où les individus expriment des émotions, que des dessins animés très visuels, comme La Pat’ Patrouille, entrecoupés des pubs. C’est encore mieux si ce temps est partagé, notamment celui des parents. Si vous êtes avec votre petit et que vous l’accompagnez pendant cette heure et demie, vous discutez un peu des personnages etc., c’est encore plus enrichissant pour lui, parce qu’il va avoir des interactions langagières avec vous qui vont lui permettre de développer son vocabulaire.
Le temps d’écran, en soi, c’est un critère qui est nécessaire quand on se place d’un point de vue épidémiologique pour essayer d’évaluer les effets du numérique. On n’a rien de mieux aujourd’hui, mais ce n’est pas une mesure suffisante pour comprendre réellement les conséquences de l’usage du numérique. Son intérêt est seulement de cibler le problème des usages excessifs du numérique chez les enfants et les ados : aucun chercheur ne vous félicitera d’avoir mis vos enfants quatre ou cinq heures devant un écran, car ces activités ne doivent pas se substituer à d’autres activités enrichissantes pour son développement : lecture, sport, jeux, échanges avec les parents…