Décryptage

Des Simpson à Futurama, comment Matt Groening a révolutionné les séries d’animation américaines

23 juillet 2023
Par Samuel Leveque
La saison 8 de “Futurama” arrive sur Disney+ dès le 24 juillet.
La saison 8 de “Futurama” arrive sur Disney+ dès le 24 juillet. ©Twentieth Century Fox Film Corporation

À l’occasion de la nouvelle saison de Futurama, retour sur la carrière de son créateur, sur ses influences et sur l’immense impact qu’il a eu sur la télévision américaine.

1956, Portland. Le dessinateur et réalisateur Homer Groening et son épouse, l’institutrice Marge Groening (née Wiggum), accueillent la naissance de leur troisième enfant. Rien ne laissait penser que Matthew Abram Groening, élève peu appliqué d’une famille de classe moyenne, puisse devenir quelques décennies plus tard l’un des noms les plus connus de la télévision américaine.

©Kathy Hutchins/Shutterstock

Diplômé en 1977 d’une université d’art et de journalisme connue pour son côté hippie, l’Evergreen College, Groening décide de foncer en Californie pour se lancer comme artiste et dessinateur. Il devient alors un anonyme, employé dans une maison de disques de Los Angeles.

Pas si mal pour ce grand amateur de rock psychédélique, musicien lui-même et amateur inconditionnel de Frank Zappa. Mais cela ne lui suffit évidemment pas, et le jeune artiste commence à vendre un fanzine de bande dessinée inspiré de ses réflexions sur la vie et la société : Life in Hell.

Un jeune artiste influencé par la musique et la contre-culture

Life in Hell, publié de 1977 à 2012, est avant tout l’œuvre d’un jeune homme cherchant à raconter sa vie quotidienne dans une ville étrange qu’il ne comprend pas. Une bande de lapins anthropomorphe aux grands yeux ronds ainsi qu’un couple de jeunes homosexuels y parlent de rock, de sexe, de petits jobs pourris, de leurs espoirs en l’avenir et de la mort.

Une planche de Life in Hell.©Matt Groening

Groening y est largement influencé par le punk, la scène des comics alternatifs californiens et la contre-culture allant de la science-fiction aux travaux de Ronald Searle, Ernie Bushmiller ou encore son amie, la dessinatrice Lynda Barry. Son style s’inspire également du côté poétique et mélancolique des Peanuts de Charles Schulz ou encore de l’humour absurde des Monty Python.

Les premiers lecteurs sont d’ailleurs surpris par la capacité du dessinateur à changer fréquemment de ton et de registre, et par le découpage très cinématographique de ses histoires. Le jeune homme est aussi un grand fan de Disney, d’animation traditionnelle et des grands classiques du cinéma.

Rapidement, la scène alternative de Los Angeles se passionne pour Life in Hell et Matt Groening commence à publier ses strips dans l’éphémère magazine d’avant-garde Wet. La BD y gagne en popularité. Elle est revendue à d’autres éditeurs de presse, et, au début des années 1980, elle sera publiée simultanément dans 250 journaux, mettant notre jeune homme à l’abri du besoin.

Une jeune éditrice du nom de Deborah Caplan, sa petite amie de l’époque, s’assurera même que la série soit publiée en volumes reliés, faisant de Groening une vedette du comics alternatif. On remarque le jeune homme pour son ton irrévérencieux, son sens de la parodie et pour son art du pastiche qui ne néglige pas des aspects plus sombres ou doux-amers.

Les Simpson, une œuvre collégiale, modelée par les méthodes de travail de la Fox

En 1985, la chaîne de télévision Fox cherche à créer des segments animés courts pour remplir les séquences du Tracey Ullman Show, une émission de divertissement. Groening est approché pour céder les droits de Life is Hell, mais il refuse, de peur de perdre tout contrôle sur sa création.

Il va proposer à la place des pastilles humoristiques plus ou moins dans le même style graphique, et inspirées de sa famille et de ses connaissances proches. En 1987 naissent Les Simpson, d’abord sous forme de courts sketchs, puis à travers une série télévisée à part entière.

La toute première saison des Simpson était largement supervisée et en partie écrite par Groening lui-même.©Twentieth Century Fox Film Corporation

À l’époque des premiers courts-métrages des Simpson, Groening supervise énormément de choses : écriture des épisodes, storyboard, rédaction des scénarios et des dialogues… Puis, dès 1989, le succès du segment donne vie à la version des Simpson que l’on connaît. Cette dernière bénéficie d’une organisation très différente, qui écarte très rapidement le dessinateur de l’écriture et de la production directe. Et pour cause : comme prévu, il n’en possède pas directement les droits.

En effet, la série la plus connue de Matt Groening n’est en bonne partie pas de son fait. À l’exception des deux premières saisons, dans lesquelles il a été très directement impliqué, Les Simpson sont avant tout l’œuvre d’un pool de scénaristes régulièrement renouvelé, Groening n’ayant plus, dès 1991, qu’un rôle de consultant et de producteur exécutif.

Une position ambiguë qui mène à des conflits occasionnels. En 1995, Groening demande par exemple à la chaîne de retirer son nom d’un épisode qu’il juge être une publicité pour un autre show de la Fox. Une situation qui le conduira progressivement à ne pratiquement plus s’exprimer sur la production, à l’exception de quelques entretiens assez fades. En réalité, il n’a pas directement écrit d’épisode depuis près de 30 ans – à l’exception de la corédaction du film de 2007.

Futurama, une série de SF produite par des experts

Paradoxalement, l’implication relativement lointaine de Groening dans le processus de création des Simpson lui laisse les mains libres pour travailler avec son ami, collègue et producteur David X Cohen à la création d’une nouvelle série, au ton et aux influences plus proches de ses obsessions personnelles.

Références pointues à la littérature de genre, ton beaucoup plus cru et cynique que les Simpson, allusions à des problèmes mathématiques… Dès le milieu des années 1990, les deux auteurs commencent à concevoir un show de science-fiction aux exigences relativement élevées.

Des cabines de suicide, un robot sociopathe, un docteur alien incompétent : autant d’idées que la Fox jugeait inacceptables.©Twentieth Century Fox Film Corporation

En partie écrite par des scénaristes doctorants et post-doctorants en sciences dures, Futurama est une série beaucoup plus nerd que les créations précédentes de Groening… Ce qui ne plaît pas du tout à la Fox, qui va refuser pendant des années de lancer la production d’un dessin animé qu’elle juge trop sombre et trop adulte, avec un humour trop brutal.

Après de longues tergiversations, un pilote puis une première saison sont finalement commandés. Groening et Cohen ont tenu bon et ont refusé de modifier le ton de la série pour en faire un simple cartoon spatial. Le succès critique et public est au rendez-vous dès la diffusion des premiers épisodes en 1999, et permet pendant des années à Groening et à son équipe de scénaristes de travailler sur une œuvre au scénario plus suivi, plus abouti et plus complexe que celui des Simpson.

Cela leur permet aussi d’expérimenter un processus de création impliquant des dizaines de personnes (notamment des auteurs et des consultants dans le domaine des sciences et des mathématiques) pouvant prendre jusqu’à un an de travail pour un « simple » épisode de 20 minutes.

Un processus d’écriture très complexe couplé à une animation souvent audacieuse et expérimentale, rare pour la télévision américaine de l’époque, qui complique la production et la diffusion d’une série en laquelle la Fox ne croyait que modérément.

©Twentieth Century Fox Film Corporation

Futurama est ainsi diffusé de manière erratique. Sa tranche horaire change parfois trois fois par saison, et les épisodes sont régulièrement annulés pour être remplacés par des événements sportifs. La série (qui appartient à Groening et Cohen) est abandonnée une première fois en 2003, reprise en 2008 pour 16 épisodes sur la chaîne Comedy Central, annulée une seconde fois, avant d’être encore prolongée jusqu’en 2013. Finalement, elle se termine par une ultime saison sur Hulu, après dix ans de hiatus. Il a donc fallu trois annulations et près de 25 ans à Groening pour arriver à raconter la fin de son histoire.

Avec Désenchantée, Groening s’éloigne encore de la comédie

La société de production de Groening et Cohen, The ULULU Company, et le studio d’animation derrière Futurama, Rought Draft Studio, avaient cependant encore des choses à nous dire. Alors que sa série de SF est une fois de plus en pause au milieu des années 2000, Groening vend à Netflix le concept de Désenchantée, une nouvelle production explorant une autre de ses passions : les récits fantastiques et de fantasy.

Ses influences en la matière sont nombreuses. On y retrouve de la littérature classique (Pinocchio), les contes de fées, les classiques de l’âge d’or d’Hollywood (Le Magicien d’Oz), les auteurs psychédéliques des années 1960 et 1970 (Ray Bradbury, Philip K Dick) ou encore le cinéma fantastique indien.

Désenchantée adopte un ton radicalement différent des Simpson et de Futurama.©Netflix

Dans cette nouvelle série, Groening explore de nouveaux formats. Le récit est plus suivi et feuilletonnant, les thématiques abordées plus actuelles (le féminisme, la dépression, l’alcoolisme…), et le côté humoristique est nettement moins présent. Le dessin animé mise beaucoup sur l’évolution de ses personnages, à rebours du côté figé dans le temps des personnages « flanderisés » des Simpson.

Bean, la princesse ivrogne et mal-aimée héroïne du show, est plutôt un protagoniste tragique que comique. La série conserve des gags, mais le fond est plus sérieux et plus proche d’un récit de fantasy classique, ce qui lui vaudra des critiques parfois mitigées face à ce rythme plus calme et misant moins sur un « nombre de rires par minute » .

Peu importe, au fond. Désenchantée a rassemblé le public nécessaire pour être reconduite jusqu’à sa sixième partie, qui devrait être la dernière et conclure l’histoire de ses personnages. Il faut dire que Groening a misé sur la même méthode que pour Futurama : un groupe de scénaristes très pointus, une très forte exigence sur la qualité de l’animation et des épisodes développés sur le temps long.

Le résultat a beau être singulier (et ne pas du tout ressembler sur le fond à ce qu’il avait proposé jusqu’ici), la « méthode Groening » alliant audace d’écriture et qualité de réalisation est désormais solidement implantée dans le paysage de l’animation.

L’immense héritage de Matt Groening

En près de 50 ans de carrière, on ne doit au fond à Matt Groening « que » trois séries télévisées et un comic-strip. Leur point commun : ils ont tous eu une influence majeure sur leur époque. Life in Hell a été un immense succès du comics alternatif ; Les Simpson ont été un mouvement de société qui a profondément influencé le langage ; Futurama a prouvé qu’un dessin animé de niche sur des sujets de SF pointus pouvait rassembler un large public, et Désenchantée a montré qu’il y avait de la place dans un dessin animé de fantasy pour aborder des thématiques modernes sous un angle frais.

Autoportrait.©Matt Groening

Tout au long de sa carrière, Matt Groening n’a cessé d’influencer de nouvelles générations d’artistes. Linwood Boomer (Malcolm), Ricky Gervais (The Office), Matt Stone et Trey Parker (South Park), Edgar Wright (Spaced, Scott Pilgrim) : autant de noms qui se réclament explicitement de l’œuvre et du style de Groening. Particulièrement de sa manière de mélanger le sérieux et le tragique, de miser sur l’intelligence des spectateurs et sur les doubles niveaux de lecture, ou sur une capacité sans cesse renouvelée à multiplier les références très pointues sans pour autant verser dans le snobisme.

Quant à son impact sur les techniques d’animation en elles-mêmes, elle est également phénoménale : en plus d’être un créateur inspiré, Groening est aussi un dessinateur et un storyboarder qui a profondément marqué son industrie.

On ne sait pas encore ce qu’ULULU Company a prévu de produire après la fin de Désenchantée, mais espérons que Groening ne s’arrêtera pas là et qu’il continuera d’influencer la manière de produire de l’animation pour adultes dans les années et, souhaitons-le, dans les décennies à venir.

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