Décryptage

25 ans de trash : pourquoi j’aime toujours autant South Park

12 août 2022
Par Thomas Laborde
"South Park“ et ses quatre enfants protagonistes au milieu d'une folle foule de personnages récurrents aux traits marqués pour dessiner une Amérique dingo.
"South Park“ et ses quatre enfants protagonistes au milieu d'une folle foule de personnages récurrents aux traits marqués pour dessiner une Amérique dingo. ©Comedy Central

Le dessin animé créé par deux gamins du Colorado gavés aux Monty Python a changé le visage de la pop culture et le regard porté dessus. Non sans une vulgarité et un absurde plus assumés que jamais. Dans le viseur de South Park : tout le monde. Sans limites et sans exception.

En juillet 1998, la France traverse une frontière. Un événement d’une importance capitale ouvre les portes d’un nouvel univers au pays. À l’international, la Nation rejoint les grands. Il n’est pas question, ici, d’évoquer le 12 juillet, qui ne m’a que peu marqué. S’il s’agit bien d’une bande de types soudés et talentueux, leur sport consiste plus à taper dans la fourmilière que dans le ballon. Le 17 juillet 1998, à 20h35, Canal + de la grande époque, alors encore décapante, décalée, impertinente, audacieuse, diffusait devant nos yeux ébahis le premier épisode de la série animée américaine South Park. Et j’en étais.

La série n’a pas de cible préféré mais aime bien « taquiner » les Canadiens et les dessinent différemment. La chanson Blame Canada tirée du long-métrage a d’ailleurs été nommée aux Oscars.©Comedy Central

J’avais à peine 12 ans et des parents non seulement abonnés à la chaîne cryptée, mais surtout ouverts. Je suis un privilégié, je le sais. Certains de mes copains n’avaient pas ma chance, leurs géniteurs non séduits par la proposition américaine. Et il ne m’a pas fallu trois minutes pour me sentir comblé. Le titre francophone de l’épisode, c’est « Cartman a une sonde anale ». Les premiers échanges tout en légèreté entre les protagonistes rebondissent d’un « grosse conne » à un « petit gros », d’un « sonde dans le cul » à un « bande d’enfoirés », d’un « grosse pouffe » à « démouler un cake ». Et, entre deux coups de pied dans un bébé qui passait par là, ça parle de godemichés.

Mr Hankey ou la personnification sans concession de l’humour scatologique qui pique à la South Park : une crotte de Noël qui parle et chante.©Comedy Central

Savais-je seulement ce que c’était à l’époque ? Aucune importance, j’étais plié devant ces personnages colorés, découpés, recollés, mal animés, du moins de façon sommaire et artisanale, pour mon plus grand plaisir de préado bientôt fasciné par le Do It Yourself, le punk et l’irrévérence, déjà bien camé aux Simpsons, puis, plus grave encore, à Jackass dès 2000. Une bande de gamins en formes géométriques qui se dandinent, mal élevés, donc, qui allaient devenir parmi mes meilleurs potes. Nous sommes en juillet 1998, mais la série existe depuis un an aux États-Unis. Les veinards bouffent du South Park depuis août 1997 sur Comedy Central. C’était il y a 25 ans. Et South Park devenait à jamais l’ennemi intérieur décadent de la pop culture.

Overdose d’anti-acides effervescents

South Park, soit la vie quotidienne de quatre gosses en primaire dans une petite ville au nom éponyme paumée du Colorado confrontés aux paradoxes d’une société névrosée et à des adultes qui le sont encore plus. Stan Marsh, d’abord, le gentil bonhomme un peu naïf, mais pas dupe et amoureux de sa camarade Wendy Testaburger devant laquelle il vomit un peu trop facilement. Kyle Broflovski ensuite, son meilleur pote, l’un des plus intelligents des personnages, à la chapka vert pomme, au tempérament marqué et issu de la seule famille juive du coin – ce qu’on lui fait souvent remarquer et pas de la manière la plus sympa.

Il y a aussi Eric Cartman, affreux jojo obèse, méchant, raciste, antisémite, misogyne, sans aucune limite de vulgarité, sans aucun sens de la bienséance, mais doté d’une détermination à toute épreuve. Enfin, l’iconique Kenny McCormick, tout emmitouflé dans un ensemble orange qui laisse à peine entrevoir ses yeux et le fait parler d’une voix tout étouffée que seuls ses interlocuteurs fictifs peuvent comprendre – ces derniers reprenant chaque fois ses mots ou répondant de façon à nous faire comprendre ce qui fut baragouiné.

Sa spécialité, mourir à la fin d’un grand nombre d’épisodes, d’une mort terrible et sanguinolente. Une séquence suivie des mêmes mots : « Oh mon dieu, ils ont tué Kenny ! », « Bande d’enfoirés ! ». Il est mort empalé, tué par balles, brûlé, écrasé… puis toujours mangé par une meute affamée de rats. Dans l’épisode 7 de la saison 4, il se goinfre de bonbons qui sont en fait des antiacides effervescents. Il gonfle et explose partout dans la pièce. Ses potes, interloqués, finissent, eux, par exploser de rire. Et Stan de conclure : « Ah elle était bonne celle-là ! »

Puiser l’inspiration dans la réalité

Et vous savez quoi ? Ce même Kenny, mort plus d’une grosse centaine de fois, est inspiré d’un pote d’enfance des géniaux et déjantés créateurs du show, Matt Stone (ancien élève, d’ailleurs, du lycée de Columbine dans le Colorado où a eu lieu une tuerie de masse le 20 avril 1999, et interviewé dans le documentaire Bowling For Columbine de Michael Moore) et Trey Parker. Il séchait l’école et se faisait passer pour mort pour débarquer comme une fleur quelques jours plus tard. Les autres aussi sont des références directes à l’entourage plus ou moins lointain des deux acolytes qui se sont rencontrés en fac de ciné avant de sceller une amitié créatrice bouillonnante à grand renfort de nuits blanches de travail et de produits psychédéliques.

Ces quatre enfants, c’est là l’un des grands apports de la série. Le monde est décrypté sans concession à travers leur regard médusé devant les comportements de leurs aînés : ils sont malgré eux une sorte de voix de la raison dans un monde barré et flingué en plein déraillage. Ne pas croire non plus qu’ils sont de doux agneaux : tous ont, au bout de 25 saisons, un casier judiciaire dont le pire psychopathe sur Terre ne parviendrait pas à atteindre le centième.

Scientologie et scatologie

Mais, depuis 25 ans, la force de South Park c’est son rapport à la liberté d’expression et au divertissement, à l’industrie culturelle. Pour la première fois, il y a quelque chose de libertarien dans la série : tous les discours, mais vraiment tous, des plus angéliques aux plus virulents, obscènes, violents, toxiques, sont évoqués, cités, personnifiés sans détour. Et surtout moqués sans aucune retenue. Une capacité féroce à tout décortiquer notamment liée à la méthode de fabrication du programme : l’animation, c’est très long à concevoir, mais chaque épisode de South Park d’un bout à l’autre est produit en une semaine à peine. Ainsi, l’actualité est aussi omniprésente que bouillante. L’épisode « À propos d’hier soir… » de la saison 12 aborde par exemple la victoire d’Obama en 2008 moins de 24 heures après les résultats, parmi un paquet d’autres exemples.

Mais ce que préfèrent encore plus Matt Stone et Trey Parker, c’est démonter leurs congénères artistes et autres figures de proue de la culture ou de la vie publique. Ainsi, plusieurs centaines de personnalités en ont pris plein la figure : Bono, les Cures, Britney Spears, David Caruso, Patrick Duffy, Jeff Bezos, Steve Jobs, Elon Musk et Marc Zuckerberg, Lorde, Kanye West, Oprah Winfrey, Nicole Kidman, ou encore Tom Cruise et John Travolta dans un épisode dédié à la scientologie.

« Piégé dans le placard », saison 9, épisode 12, a entraîné le départ d’Isaac Hayes (acteur et créateur de la BO de Shaft entre autres bijoux), lui-même adepte du culte et voix emblématique du personnage de Chef, cuistot noir chanteur soul libidineux. En somme : pensez à quelqu’un dans l’actualité américaine, vous le trouverez quelque part dans South Park.

À travers ces satires, ce sont à la fois le système médiatique et culturel rongé par les dogmes que notre rapport obsessionnel de spectateurs malsains à la pop culture, à la célébrité, à l’image qui est mis en jeu. Mais, à vrai dire, c’est tellement méchant et caricatural, dans le meilleur sens des termes, qu’il est difficile de le prendre mal. Et tout ça, bien sûr, à l’aide d’un gigantesque attirail de blagues scatologiques : South Park parle beaucoup de caca et adore ça, sans complexe. Encore un paramètre assez rare dont la série est un fier porte-étendard.

Terry Gilliam kiffe

Le succès a été si rapide qu’un premier long-métrage est sorti sur les écrans mondiaux dès 1999. Une comédie musicale (la musique est un élément clé de la série, et au service de messages disons hardis) saluée par Terry Gilliam, pilier des Monty Pythons, réalisateur culte de Las Vegas Parano, L’Armée des 12 singes, Brazil, inspiration directe de l’absurde à la South Park. Avant que ne sortent des jeux vidéos et autres propositions hors format comme la création South Park Post-Covid, épisode de 59 minutes de la saison 24.

Absurde, vulgaire, cru, satirique, violent, perspicace, éloquent, South Park a su faire rire avec des sujets graves et sérieux, et c’est loin d’être terminé.

À lire aussi

Article rédigé par
Thomas Laborde
Thomas Laborde
Journaliste