Peut-on vraiment trouver l’amour dans les jeux vidéo ? Backgammon, littérature et triangle amoureux (ou presque) : voici une histoire comme on en voyait qu’au début des années 2000.
Moins vaste, plus libre et loin d’être aussi codifié qu’aujourd’hui, le début du Web grand public a été le théâtre de nombreux drames, vaudevilles et autres histoires d’amours passionnelles. Comme les autres, les rencontres numériques laissent des traces, jusqu’à esquisser parfois le sillon de nos parcours romantiques. En ouvrant cette nouvelle fenêtre sur le monde, inconnue et fascinante, Mélanie a vécu un véritable tourbillon émotionnel. Que se passe-t-il quand une passion épistolaire, ludique et virevoltante se heurte à la concrétude des choses ?
Mais que faire sur Internet en 2001 ?
En 2001, Wikipédia et Loft Story font leurs grands débuts, al-Qaïda attaque les États-Unis et Alicia Keys séduit la planète entière avec Fallin’. Mélanie a 18 ans. Elle habite une résidence universitaire lyonnaise, et son studio de 9 m² est largement assez spacieux pour accueillir son ordinateur, « Tu sais, la grosse tour, avec l’écran qui prend de la place et le modem 56k ». Le monde est à portée de main.
Quand elle ne passe pas son temps libre à jouer sur sa Gamecube, elle optimise son forfait Internet, qui lui autorise 50 heures de connexion par mois. Plus d’un million de fois moins véloce qu’une bonne 5G actuelle, et même sept fois inférieur au vaillant réseau Edge, le débit est tout de même suffisant pour arpenter les 17,1 millions de sites web hébergés sur la toile à cette époque (contre 1,92 milliard en 2022).
« Je me suis créé une adresse email pour la fac, et j’ai traîné un peu sur le portail de Yahoo », explique Mélanie. Passionnée de Backgammon depuis sa plus tendre enfance, elle est tout heureuse de découvrir qu’elle peut partager en ligne cette pratique ancestrale – les bases du jeu ont plusieurs milliers d’années – avec tout un tas de joueurs et joueuses francophones. L’interface est rudimentaire, tout comme les possibilités de communication.
Cette petite fenêtre de chat austère pour tout horizon, Mélanie fait ses premières rencontres. C’est qu’ils ne sont pas non plus des milliers à fréquenter régulièrement les salles de jeu. « Tu les sentais déjà, les gros relous, avec leurs gros sabots, qui m’appelaient miss… Mais j’ai discuté avec pas mal de gens différents, comme ce chef d’entreprise parisien ou cette maman d’une quarantaine d’années qui venait jouer quand son enfant était au lit. » Bien heureusement, il n’existe pas de profil type du joueur de backgammon en ligne sur Yahoo Games en 2001.
Et puis il y a « Holden Caulfield ». Le pseudo de ce jeune homme, qui se présente comme un doctorant français basé à Waterloo, en Belgique, Mélanie le connaît bien. C’est celui du héros de L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger, un roman qu’elle adore. Au fil des discussions, rendues possibles par le jeu qui permet de retrouver facilement quelqu’un avec qui l’on a déjà joué, la relation grandit.
Il est plutôt timide et mystérieux, elle est curieuse et enjouée. Lorsqu’il lui parle de Bret Easton Ellis, romancier américain au succès fulgurant dans les années 1980, elle fonce acheter son premier livre, Moins que zéro, qu’elle dévore. « Je suis tombée amoureuse de Bret Easton Ellis, et je suis un peu aussi tombée amoureuse de ce gars qui m’avait fait connaître l’auteur. »
Quand le duo devient trio
La tendance asociale de son adversaire préféré n’a pas échappé à Mélanie. « Il n’était vraiment pas à l’aise dans la relation homme-femme, à tel point qu’il commençait à avoir peur que l’on se parle trop. » Pourtant, la rencontre paraît inévitable après ces heures passées sur ICQ à faire connaissance, d’autant que l’intérêt est mutuel.
Utilisant le prétexte du backgammon, Lionel* (le prénom de « Holden Caulfield » dans le civil) présente Mélanie à un ami chercheur, Yves*, basé à Nantes. Le duo devient trio, et si la jeune femme apprécie la compagnie de ce nouveau larron, c’est définitivement vers Lionel que son cœur penche. C’est pourtant en Loire-Atlantique qu’elle se rend en premier : « C’est plus ou moins le gars de Waterloo qui m’a convaincue d’aller à Nantes, comme pour avoir l’aval de son pote avant de me rencontrer. » La classe.
La rencontre est cordiale, malgré le désert qui semblait occuper l’espace social de cet autre chercheur. « J’ai vu Nantes, quoi… Et encore, on n’est pas trop sortis, parce que c’était quand même aussi une sorte de geek un peu asocial. Il n’avait pas trop de potes, il ne sortait pas boire de verre, ni rien. » Visiblement validée par ce +1 impromptu, Mélanie finit par aller en Belgique pour voir Lionel, visiblement pas refroidie pour un sou par la manœuvre maladroite de son prétendant.
Si la rencontre est un peu gâchée par Yves, qui téléphone à Mélanie à l’instant où son train arrive en gare, l’empêchant de pleinement vivre son moment avec Lionel, elle n’est pas déçue. « L’attirance online s’est complètement concrétisée. Très bizarrement, avec ce grand gars tout coincé, qui vivait dans un appartement où il n’y avait pas de meubles, pas de déco alors qu’il était super spacieux. C’était bizarre, quoi. »
De Waterloo, elle ne verra rien. « Quatre jours enfermés chez lui, à passer de la couette à la baignoire, à mater des films et à baiser. Pardon d’être un peu crue, mais ça s’est vraiment limité à ça. » Cette fusion, aussi physique que psychologique, se heurte à la réalité. Au moment de repartir, l’attitude de Lionel a changé.
« J’ai eu un petit moment de flip, parce qu’il voulait plus ou moins me retenir chez lui, en gros. C’était un mec qui ne montrait pas beaucoup d’émotions, et au moment où je lui ai dit qu’il fallait qu’il me ramène à la gare, il m’a dit non. »
« Ça a viré au fiasco total »
Mélanie
Mélanie n’a pas tellement envie d’être la prochaine victime du Patrick Bateman de Belgique. Lionel semble heureusement un peu plus équilibré que le golden boy meurtrier d’American Psycho, un autre roman de Bret Easton Ellis qui a fait sensation dans les années 1990, et il finit par la ramener à la gare de Bruxelles. Retour sans encombre.
Une romance qui fait long feu
La magie est brisée dès le match retour, qui se déroule cette fois à Lyon. « Il était hyper bizarre, et il le revendiquait », confie Mélanie, qui ne s’attendait tout de même pas à tant de possessivité de la part de son invité.
« Il restait dans mon studio pendant que j’allais en cours et c’était un peu tendu. En fait, à Lyon, ce n’était pas du tout le même trip fusionnel. Il n’est pas sorti, il n’est pas allé voir la ville, il n’a rien fait et il ne voulait pas que je parte à la fac. Il essayait même d’entraver physiquement ma sortie de chez moi, en me demandant de rester. Le truc devenait carrément lourd. »
Après son départ, c’est l’escalade. Après avoir fouillé dans ses conversations privées, il lui reproche l’ambiguïté supposée de sa relation avec Yves*, qu’il a pourtant lui-même introduit au départ. C’est la goutte d’eau. Mélanie met fin à la relation, non sans quelques remous.
« Il a continué à m’envoyer des messages, auxquels je ne répondais plus. Il m’expliquait que j’avais foutu sa vie en l’air, que j’avais foutu en l’air sa confiance envers les femmes qui était déjà très fragile, que j’avais foutu en l’air son amitié avec Yves* parce qu’ils se parlaient plus… ça a viré au fiasco total. »
Elle a fait deux nouvelles rencontres par la suite, dont une avec un homme marié. Le fiasco n’est là encore pas très loin, lorsqu’il lui parle déjà de quitter sa femme après leur première rencontre. « J’étais hyper naïve », confesse Mélanie, en repensant à cette époque où l’on pouvait s’enflammer sur un « ASV » un peu original (pour Âge, Sexe, Ville, anagramme que l’on utilisait au début d’Internet pour savoir à qui l’on s’adressait).
« Je jouais absolument tous les soirs, et finalement je n’ai rencontré que trois personnes. »
Mélanie
Entre deux relations longues, 15 ans plus tard, elle a aussi profité des sites et applis de rencontre. Avec un même constat : « J’ai vu des mecs se comporter aussi comme ça quasiment quotidiennement. Des mecs qui étaient prêts – en tout cas, c’est ce qu’ils disent – à tout plaquer alors que, dans le meilleur des cas, tu les as vus une fois. »
Une nouvelle fenêtre sur le monde
À l’heure du bilan, Mélanie fait les comptes : « Je jouais absolument tous les soirs, et finalement je n’ai rencontré que trois personnes », confie-t-elle. Les outils sociaux balbutiaient et l’anonymat était roi à l’époque : chacun se devait de mettre ses propres garde-fous pour éviter les mauvaises surprises, sans non plus se fermer toutes les portes. Portée par sa curiosité et sa passion pour le backgammon et la littérature, Mélanie est parvenue à dompter ce nouvel espace social, particulièrement sauvage. À sa manière, avec intensité.
Sur le chemin, elle a appris la méfiance, et mesure le risque des rencontres à l’aveugle. « C’est vrai qu’aujourd’hui, jamais je n’irais à Nantes voir Yves. Pour moi, il n’y avait aucune ambiguïté, mais en fait, j’étais la seule pour qui les choses étaient claires. » D’un autre côté, elle ne regrette absolument pas sa courte idylle avec Lionel : « Je suis tombée follement amoureuse de lui avant de le rencontrer, et quand on s’est vus, c’était vraiment super fusionnel. Même si c’est devenu anxiogène après. »
Ironie du sort, le dernier roman de Bret Easton Ellis est paru en mars 2023. Quand elle a acheté le livre, elle a évidemment pensé à Lionel, 20 ans après leur courte et intense relation. « J’ai fait pas mal de rencontres dans ma vie, dont certaines que j’ai oubliées. Mais lui, je ne l’oublierai pas. »
*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes concernées