Décryptage

Intelligence artificielle et Web3 : on prend les mêmes et on recommence ?

02 mars 2023
Par Florence Santrot
Intelligence artificielle et Web3 : on prend les mêmes et on recommence ?
©Poetra.RH / Shutterstock

Microsoft, Google, Elon Musk… derrières les pépites des secteurs tech qui font le buzz actuellement, on retrouve bien souvent des noms connus.

OpenAI n’est pas encore une entreprise très connue du grand public. Elle est pourtant à l’origine de plusieurs phénomènes du Net ces derniers mois. Spécialisée dans l’intelligence artificielle (IA), cette société californienne a notamment créé DALL-E et ChatGPT. La première est une IA générative d’images. Elle peut « inventer » des visuels à la demande, sur une simple description textuelle. La seconde est une IA conversationnelle qui peut répondre à toutes vos questions ou presque et s’exprime comme si c’était un être humain et non une machine.

Qui se cache derrière OpenAI, maison-mère de DALL-E et ChatGPT ?

Le nom de son CEO et cofondateur, Sam Altman, ne vous dit sans doute rien. Il est pourtant le président, depuis 2014, de l’incubateur Y Combinator. Considéré comme l’un des accélérateurs les plus élitistes et prestigieux au monde, il a participé au développement de sociétés renommées comme Airbnb, Dropbox, Coinbase, Stripe, Twitch, etc. Sam Altman est aussi à l’origine d’OpenAI, fondé en 2015. Mais il n’est pas seul à avoir initié ce projet.

On retrouve également… Elon Musk (Tesla, SpaceX…), Peter Thiel, cofondateur de Paypal et Palantir, mais aussi Jessica Livingston (Y Combinator), Reid Hoffman (cofondateur de LinkedIn) ainsi que deux sociétés : Amazon Web Services et Infosys. À noter qu’Elon Musk a vite quitté OpenAI, en 2018, suite à des frictions avec les autres membres de la direction.

Microsoft et OpenAI, une longue histoire

En 2019, l’organisation – qui avait été fondée initialement comme un centre de recherche en intelligence artificielle à but non lucratif « pour le bien de l’humanité » – devient une entreprise à but lucratif pour attirer de nouveaux investisseurs. Grâce à de premières avancées prometteuses, elle n’a guère de mal à convaincre des firmes prestigieuses. En tête, Microsoft, entré au capital à l’été 2019 mais qui était partenaire dès 2016. Dans le cadre de l’accord, OpenAI avait accès aux machines virtuelles de Microsoft pour exécuter des exercices de formation et de simulation d’IA à grande échelle. Microsoft a de son côté pu profiter de cette technologie pour effectuer des recherches de pointe sur sa plateforme cloud Azure. 

Tous ces géants de la tech ont les moyens de perdre des milliards pour s’assurer d’être partie prenante de la « next big thing », la prochaine révolution du Net. Quelle qu’elle soit.

En 2019, les liens se resserrent, puisque Microsoft injecte 1 milliard de dollars dans OpenAI. Un intérêt renouvelé en janvier 2023 : le géant américain aurait mis 10 milliards de dollars sur la table en échange de près de 50 % des parts. OpenAI est désormais valorisée 23 milliards de dollars et compte un peu moins de 400 employés. Pourtant, elle ne génère que très peu de revenus à l’heure actuelle. Mais le potentiel – la vente de sa licence à d’autres firmes et son offre premium – suffit pour en faire une des plus belles licornes du moment.

Qui détient le Web3 ?

Annoncée comme le nouvel Internet, une véritable révolution dans notre manière d’interagir et qui ne serait pas aux mains des Gafam, le Web3 est un concept qui recouvre de multiples sujets : blockchain et cryptomonnaies, métavers et réalité virtuelle, Internet décentralisé et gaming immersif… Il y a des milliers d’entrepreneurs, d’investisseurs et de startups qui travaillent à créer ce Web3 tant attendu. Les géants du Net actuels, qui ne veulent pas se laisser distancer, s’évertuent eux aussi, à coup de milliards de dollars, à façonner les outils de demain. Tout le monde consacre son temps, son argent et son énergie à mettre au point ce nouvel Eldorado.

Mais la blockchain apporte une nouveauté : aux équipes fondatrices et aux investisseurs privés s’ajoute désormais la communauté. On estime qu’en moyenne l’équipe possède 20 à 30 % des parts, les investisseurs 15 à 50 % et le reste appartient à la communauté. Va-t-on vers une révolution dans ce domaine ? Rien n’est moins sûr car, déjà, à l’époque du Web2, des firmes ont essayé ce partage plus large. En 2018, Airbnb a envisagé de faire entrer les hôtes présents sur la plateforme au capital. Un an plus tôt, Uber avait songé à rémunérer les chauffeurs en leur donnant des actions de la société. Dans les deux cas, ce fut un échec. Les régulateurs américains s’y sont opposés. À l’heure actuelle, les fonds d’investissements du Web 2 se retrouvent bien souvent eux aussi impliqués dans les projets Web3 actuels. Mais les cryptomonnaies et la blockchain pourraient venir bouleverser cela.

Des Gafam qui ne veulent pas être en reste

En attendant, les Gafam – les cinq mastodontes américains de la tech – avancent leurs pions. Mark Zuckerberg a initié son projet de métavers Meta avec de grandes ambitions : plus de 10 milliards de dollars ont été injectés dans le projet de métavers en 2021 via sa division Reality Labs. Alphabet, la maison-mère de Google, a investi entre 2021 et 2022 plus de 1,5 milliard de dollars dans différentes startups du Web3, comme Fireblocks, Dapper Labs, Voltage ou encore Digital Currency Group.

Amazon, Apple, Microsoft ne sont pas en reste et prennent eux aussi des parts dans des projets estampillés Web3. Leur point commun ? Tous ces géants de la tech ont les moyens de perdre des milliards pour s’assurer d’être partie prenante de la « next big thing », la prochaine révolution du Net. Quelle qu’elle soit.

L’avènement de l’aristocratie de la tech

Pour autant, le petit milieu de la Silicon Valley va-t-il s’effacer ou, au contraire, renforcer son emprise sur le monde ? Joel Kotkin, professeur à l’université Chapman à Orange en Californie, s’est penché sur la question dans son ouvrage The Coming of Neo-Feudalism : A Warning to the Global Middle Class. Un titre que l’on peut traduire ainsi : « L’avènement du néo-féodalisme : un avertissement à la classe moyenne mondiale ». Selon lui, l’aristocratie moderne est composée d’une poignée de très, très grandes entreprises technologiques.

Il explique au site britannique Spiked Online : « Cette nouvelle aristocratie est probablement la plus effrayante de toutes, en raison de son pouvoir sur les moyens de communication. […] Une poignée de personnes – littéralement cinq à dix personnes – peut décider de censurer toute une partie de l’opinion. » Et d’ajouter : « Je couvre la Silicon Valley depuis 1975, et ce sont toujours les mêmes personnes au pouvoir encore et encore. Ce sont les mêmes personnes du capital-investissement, les mêmes personnes du capital-risque, la même élite, les entrepreneurs en série. C’est un très petit groupe qui contrôle d’énormes pans de l’économie. »

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Rien de très nouveau sous le soleil

« Là où on se trompe, c’est qu’on parle d’innovation de rupture concernant le Machine Learning, l’intelligence artificielle, etc. En réalité, ce sont des technologies en cours de développement depuis des décennies », explique Marion Trommenschlager, docteure en sciences de l’information-communication et chercheuse sur les intermédiations et usages numériques à l’université de Rennes 2.

Elle précise : « Les empires du numérique les ont infusées dans tous leurs écosystèmes. Et cela ne fait que s’accélérer ces derniers mois. Actuellement, on assiste simplement à une course à qui sera perçu comme le premier, en l’occurrence ChatGPT et Microsoft. Mais Google ou encore Meta ont aussi leurs solutions dans les cartons. »

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Opinions, politique, mais aussi culture peuvent être censurés à tout moment

Il n’y a pas que le Twitter d’Elon Musk qui fasse polémique. Facebook ou Instagram ont aussi pris l’habitude de fermer arbitrairement des comptes. Et ce, sans que la personne puisse en connaître avec précision la raison ni ne soit vraiment en mesure de faire valoir son droit. Mais ce ne sont pas que les questions d’opinion et les sujets politiques qui sont concernés par la mainmise de cette aristocratie de la tech. Depuis quelques années, la culture aussi est touchée.

La question n’est pas de savoir s’il y a des complots ou une volonté cachée de mettre en avant certaines idées et points de vue. La question est de s’interroger sur le fait qu’une poignée d’ingénieurs a la possibilité de faire ce type de choix, volontairement ou involontairement, en mettant au point, par exemple, un algorithme qui invisibilisera certaines thématiques. Cet immense pouvoir interroge.

Netflix, Amazon et Apple, via leurs plateformes de streaming vidéo, assurent la curation de la musique, des films et des séries. Ces sociétés peuvent décider du jour au lendemain de bannir tel ou tel artiste. Ou, au contraire, diffuser certains propos controversés (podcasts, documentaires…) de manière unilatérale.

Un pouvoir immense aux mains d’une poignée de personnes

La question n’est pas de savoir s’il y a des complots ou une volonté cachée de mettre en avant certaines idées et points de vue. La question est de s’interroger sur le fait qu’une poignée d’ingénieurs a la possibilité de faire ce type de choix, volontairement ou involontairement, en mettant au point, par exemple, un algorithme qui invisibilisera certaines thématiques. Cet immense pouvoir interroge.

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« Aujourd’hui, les enjeux de souveraineté se résument la plupart du temps à “celui qui détient le pouvoir est celui qui paramètre”. Tous les services développés ces dernières années [réseaux sociaux, plateformes de streaming, services type Uber ou Airbnb, ndlr] n’ont eu qu’un seul but depuis le début : récolter et connecter les données. C’est ce qui donne le pouvoir », résume Marion Trommenschlager.

Le hic est que tous ces services en ligne ont été pensés pour et par une cible nord-américaine. Et les outils comme ChatGPT viennent encore renforcer cette tendance. Comment ? En donnant des réponses parfaitement articulées, mais en ne fournissant plus un accès direct aux sources. De la sorte, la censure est encore plus aisée.

Comprendre le fonctionnement de ces écosystèmes… et réguler ?

« Il est important de s’interroger sur ces outils. De comprendre à quel moment tout cela a commencé à nous échapper pour en arriver là où nous en sommes. En cela, la recherche a un rôle majeur à jouer afin d’analyser les interactions et les règles du jeu de ces plateformes. Décortiquer le fonctionnement des algorithmes et ce que cela dit de nous », ajoute la chercheuse.

Le besoin est croissant de comprendre les tenants et les aboutissants de ces outils. D’ailleurs, en avril 2022, l’ancien Président des États-Unis, Barack Obama, a appelé à une plus grande transparence sur les algorithmes lors d’un discours à l’université de Stanford, au cœur de la Silicon Valley. En Europe, le Service Act, ou paquet législatif sur les services numériques, se met en place, mais il ne concerne que le volet économique. Réguler la marchandisation est une bonne chose, mais, pour conserver notre souveraineté, une régulation sur l’information, beaucoup plus délicate, s’avère nécessaire.

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