Entretien

Mathilde Saliou : “Quand on se focalise sur Steve Jobs ou Elon Musk, on oublie les profils qui ont fait avancer le milieu”

16 février 2023
Par Marion Piasecki
Mathilde Saliou : “Quand on se focalise sur Steve Jobs ou Elon Musk, on oublie les profils qui ont fait avancer le milieu”
©JF PAGA

La tech a-t-elle toujours été un milieu d’hommes ? Comment le féminisme peut-il nous aider à créer un Internet plus apaisé ? Éléments de réponse avec l’autrice et journaliste Mathilde Saliou.

Mathilde Saliou est une journaliste spécialisée dans le numérique. Elle a publié ce mois-ci Technoféminisme : comment le numérique aggrave les inégalités. Dans cet ouvrage, elle revient sur toutes les raisons et les manières dont le milieu de la tech se ferme aux femmes – de l’effacement de leurs contributions à l’histoire des technologies à l’émergence des courants masculinistes – afin d’y trouver des solutions ensemble.

À qui s’adresse ce livre ? Pourquoi avoir choisi ce format plutôt que continuer à écrire des articles ?

Je travaille beaucoup pour des médias spécialisés, ce qui me permet d’avoir une connaissance assez fine, mais pas nécessairement de toucher le grand public. Avec mon livre, j’avais une grosse volonté de vulgarisation, à la fois sur les questions numériques et sur les questions féministes et d’égalité. Le but, c’est de montrer que tout le monde peut s’intéresser au fonctionnement du numérique, même sans être expert. C’est même important pour qu’on puisse trouver des solutions et faire en sorte que toutes ces technologies servent au plus grand nombre.

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C’est aussi montrer que les grands mouvements pour la promotion de l’égalité, comme #MeToo, ou Black Lives Matter, ont développé des grilles de lecture qui sont très utiles pour comprendre le monde. Là, je m’en suis beaucoup servie pour expliquer certains fonctionnements et dysfonctionnements du monde numérique.

Vous parlez de mouvements récents, mais dans le livre vous repartez aussi beaucoup dans le passé pour montrer qu’il y a eu des femmes dès les débuts de l’informatique, qui étaient donc des pionnières.

Oui, cette partie historique consiste à montrer un phénomène qui est plus large et qui existe dans l’histoire complète : on a tendance à faire disparaître les femmes et les minorités des récits historiques parce que on a un certain attrait pour les figures de génie et d’aventuriers. Socialement, on a tendance à dire que ce sont des hommes plutôt que des femmes. Je voulais à la fois montrer que ces génies et ces aventuriers ne sont pas venus de nulle part, qu’ils font partie d’un environnement où il y a plein d’autres personnes avec de l’expertise qui les aident et leur permettent d’arriver là où ils sont, mais aussi que quand on se focalise sur eux, par exemple sur la figure emblématique d’un Steve Jobs ou d’un Elon Musk, on oublie tous les autres profils qu’il y a eu et qui ont fait avancer le milieu.

Dans le domaine informatique, typiquement, pendant très longtemps, les femmes étaient aux manettes de toute la partie programmation et écriture de code qui permet aux machines de fonctionner. Et c’est vrai que c’est assez étonnant qu’on les ait oubliées, parce qu’une machine peut être une super technologie, mais elle n’est efficace que parce qu’il y a du code. Le hardware ne fonctionne pas sans le software, l’ordinateur ne fonctionne pas sans son programme, donc il me semblait important de faire connaître cet autre pan de l’histoire du numérique, qui est plus porté par les femmes.

Bien que les femmes aient été aux manettes des softwares, aujourd’hui des logiques de domination – entre autres sexistes – existent à tous les niveaux du numérique.

Une des raisons pour lesquelles je veux faire de la vulgarisation et pour laquelle j’ai sorti ce livre, c’est parce que l’intelligence artificielle est un secteur qui explose et qui va très très vite, avec tous les jours de nouvelles innovations et tout le bruit qu’a fait ChatGPT. Mais c’est aussi clairement un milieu économique, une sous-industrie dans la grande industrie de la tech, qui diffuse tout un discours qui est très anglé, en réalité. Un discours qui dit que les machines sont plus intelligentes que les humains, qu’elles sont plus efficaces, plus justes, qu’elles ont de meilleurs résultats que les humains. Comme si ces machines, qui ont pourtant été construites par des humains, qui se basent sur des sciences et des théories qui ont été établies par des humains, pouvaient brusquement devenir bien meilleures que les humains. Ce n’est pas logique. Même si certains modèles d’intelligence artificielle sont très efficaces pour des tâches très précises, ça n’empêche pas que, à toutes les étapes de leur fabrication, on a mis des choses qui sortent de la société et qui sont donc aussi biaisées que la société.

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Ces biais peuvent se réduire à trois grands axes. Le premier, c’est celui présent dans les données. Un algorithme, il faut lui donner énormément de données et elles sont tirées des productions de la société, donc elles sont biaisées. Un deuxième axe est dans la tête des développeurs. Comme ce sont beaucoup plus souvent des hommes que des femmes, beaucoup plus souvent des gens de classe sociale aisée parce qu’ils ont fait des grandes écoles d’informatique, tous ces gens ont des visions particulières du monde qu’ils transmettent plus ou moins à leurs machines. Ils ont forcément des angles morts, tant qu’il n’y a pas plus de diversité dans les équipes.

Le troisième axe, c’est le contexte. Si je prends l’exemple d’un algorithme qui vous apporterait de l’information, par exemple, il ne sera pas du tout fait de la même manière selon que le but est uniquement de vous apporter de l’information, par exemple à des fins éducatives, ou de vous faire rester le plus longtemps possible sur la plateforme, ce qui est l’objectif réel des algorithmes classiques des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Pour le premier cas, on va certainement construire un algorithme de sorte à ce qu’il choisisse les meilleurs éléments d’information selon des règles qui ont été établies pendant la construction.

« Ailleurs dans le monde, il y a parfois plus de femmes que d’hommes dans les filières informatiques. Ce n’est pas tellement parce que ce sont des pays super progressistes, mais parce que les logiques de répartition genrée des rôles poussent les femmes à aller vers l’informatique. Le raisonnement c’est que si tu veux faire de la programmation et de l’informatique, ça veut dire que tu pourras faire ce job chez toi, entre la lessive et la vaisselle. Ce n’est pas forcément hyper positif non plus. »

Dans le second, on va choisir des éléments qui vont vous faire rester plus longtemps. Chez Facebook, des études ont montré que ce qui faisait participer les gens, c’était tous les contenus violents, clivants, virulents. Ça explique en partie l’espèce de désagrégation du dialogue social auquel on assiste depuis plusieurs années maintenant. C’est l’une des raisons pour lesquelles je considère qu’utiliser des lunettes féministes, antiracistes, etc. est intéressant pour les personnes qui sont victimes de ces discriminations, mais aussi pour la société entière. Ça permet de comprendre par de nouveaux angles pourquoi on en est là aujourd’hui et pourquoi on a certaines problématiques dans le monde numérique.

Que pensez-vous de la place des femmes dans la tech en France ? Y a-t-il du progrès ?

En France, il y a une problématique qui est assez inquiétante pour les experts du milieu, en particulier les membres de la recherche et des corps professoraux, c’est la récente réforme du bac. Elle a changé les modalités d’entrée dans les classes de mathématiques, de physique, de sciences, etc. Et on a vu une chute de 28 % du nombre de filles dans ces classes scientifiques. Si elles ne sont pas dans ces filières-là avant le bac, ça veut dire qu’elles ne vont pas aller dans des écoles d’ingénierie dans les sciences dures après. Ça veut dire qu’on ne va pas du tout arriver à contrebalancer l’écart homme-femme que l’on constate actuellement dans la filière numérique. Je pense que l’état de la filière actuellement en France est assez similaire à ce qui se passe ailleurs dans les pays occidentaux. Le problème, c’est comment pousser les jeunes filles vers ces milieux-là.

Vous parlez des pays occidentaux, mais y a-t-il un pays ailleurs dans le monde qui sort du lot pour favoriser l’entrée des femmes dans la tech ?

Ailleurs dans le monde, il y a parfois plus de femmes que d’hommes dans les filières informatiques. Dans ces cas là, ce n’est pas tellement parce que ce sont des pays super progressistes, mais parce que les logiques de répartition genrée des rôles poussent les femmes à aller vers l’informatique. Par exemple, le raisonnement c’est que si tu veux faire de la programmation et de l’informatique, ça veut dire que tu pourras faire ce job chez toi sans prendre de risques en sortant dans la rue. Tu pourras le faire entre la lessive et la vaisselle. Ce n’est pas forcément hyper positif non plus.

Quelles sont les solutions d’après vous ? Que peuvent faire les lecteurs et lectrices, à leur échelle, pour rééquilibrer tout ça ?

L’élément numéro 1, c’est l’éducation. Je ne demande pas aux lecteurs d’être experts en informatique ou en féminisme, mais je suis persuadée que l’on peut tous et toutes comprendre les bases de l’un comme de l’autre et être curieux sur ces sujets. Ça permettra à beaucoup plus de points de vue différents, à beaucoup plus d’expertises différentes, d’entrer dans les débats sur la manière dont les outils sont construits et de ne pas laisser pas uniquement ces débats et ces choix aux informaticiens. En tant qu’utilisatrices et utilisateurs finaux, on a un droit de regard sur la manière dont ces outils impactent nos vies.

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Un deuxième axe, c’est de soigner le lien social en s’inspirant des théories du care développées par des féministes. Internet est quand même un super espace pour faire des connexions partout à travers la planète, pour avoir accès à plein de connaissances, de savoirs, de contenus très facilement, et on se rend compte que les personnes qui tombent dans des logiques de radicalisation ou de complotisme coïncident souvent avec une perte de lien social. Ça veut dire aussi, par exemple quand on est dans une discussion numérique et qu’on voit des sujets qui nous énervent, réfléchir à la responsabilité collective qu’on a dans l’évolution de la discussion globale en évitant les injures et d’envoyer ce commentaire rageur qui va insulter le voisin.

À mon sens, ces deux axes peuvent aboutir à une réflexion globale sur la répartition du pouvoir, que ce soit en ligne et dans l’industrie technologique, ou plus largement. Par exemple, Meta touche près de la moitié de l’humanité et Mark Zuckerberg a 58 % des parts qui donnent un droit de vote au conseil d’administration de l’entreprise. Autrement dit, personne ne peut lui tenir tête dans son entreprise, alors qu’il touche la moitié de l’humanité. Est-ce que c’est vraiment quelque chose qu’on considère comme normal ? Pas sûr.

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Article rédigé par
Marion Piasecki
Marion Piasecki
Journaliste
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