Décryptage

Brian Evenson : l’empire de la cruauté

22 mars 2023
Adhérent
Article réservé aux adhérents Fnac
Brian Evenson : l’empire de la cruauté
©Quidam

Étrange, inquiétant, dérangeant, le romancier américain Brian Evenson secoue la littérature mondiale depuis plus de 20 ans avec des œuvres à la croisée de l’horreur, du roman noir (très noir) et de la science-fiction. Portrait de l’un des boss de l’imaginaire.

Si, pour vous comme pour moi, la première définition d’un grand romancier est sa capacité à déranger, à instiller le malaise et à ne reculer devant rien pour interroger sans concession la tragique condition humaine, vous avez frappé à la bonne porte. Brian Evenson est sans doute l’incarnation contemporaine la plus glorieuse de ce que doit être un écrivain de l’imaginaire. Qu’il bâtisse des mondes sombres et sanglants dans ses thrillers horrifiques ou des mondes futuristes et dystopiques dans sa science-fiction, il en revient toujours à la simple et même question : dans un monde qui perd pied, que reste-t-il de notre si fragile humanité ?

Révélation, scandale et excommunication

Pour façonner sa littérature trash et follement engagée, Brian Evenson a tout sacrifié. Né en 1966 dans l’Iowa, en plein cœur du Midwest américain, élevé dans une famille mormone qui le destine longtemps à être prêtre, fils d’un professeur de physique réputé de la Brigham Young University (BYU), le temple du savoir emblématique de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, son destin semblait tout tracé.

Et pourtant, la machine va diablement s’enrayer. Contre toute attente, il décide lui aussi d’enseigner et devient professeur d’écriture créative dans la même université. Un choix qui va étonner, Dieu s’est toujours méfier des romanciers. Surtout, peu à peu, la rumeur se met à enfler. Ses conceptions littéraires ne seraient pas appropriées. La publication quelques mois plus tard de La Langue d’Altmann (1994), son premier livre, se charge de mettre le feu aux poudres de sa communauté.

©10/18

Recueil de nouvelles glaçant, le livre met en scène une horde de personnages terrifiants. Un gourou morbide dont on interprète les élucubrations, un père monstrueux qui abuse sa fille et pousse sa mère au suicide, un homme à qui l’on demande de manger la langue de la victime qu’il vient de tuer : on déambule, médusé, dans un lugubre musée de la torture et on célèbre avec effroi l’avènement de toutes les obsessions de Brian Evenson.

Un univers d’abord. Violent, sanglant, avec un gout prononcé pour les mutilations, les amputations, un rapport destructeur au corps et cette envie de pousser toujours plus loin la remise en cause de nos codes moraux. Une manière de bâtir le récit, aussi. Cette façon de distordre le réel et de pourfendre la logique elle-même pour troubler les sens du lecteur. Acte de naissance d’un auteur aussi dérangé que dérangeant, La Langue d’Altmann creuse loin le sillon de l’horreur. Cruel paradoxe, la critique la plus juste de ce brillant coup d’essai sera aussi synonyme de couperet. Selon la légende, c’est la lettre d’une étudiante, choquée par sa lecture, qui va tout faire basculer. « Je me suis sentie comme quelqu’un qui aurait mangé quelque chose d’empoisonné et qui tenterait désespérément de s’en débarrasser », aurait-elle écrit à l’administration. Violence, perversion, immoralité… Son entourage et l’institution ne peuvent pas supporter. Brian Evenson est excommunié. Il part sur les chemins de l’écriture sans jamais se retourner.

Le chef-d’œuvre culte : La Confrérie des mutilés

Il faut attendre 2006 et la publication au Cherche-Midi d’Inversion pour que Brian Evenson soit publié en France. Commence alors une bien étrange série de parutions dans le désordre, composant un puzzle aussi troublant que l’œuvre du romancier elle-même. Tour à tour, Inversion puis Pères de mensonges, deux récits effroyables et surtout deux charges virulentes et très personnelles contre l’Église, participent à la popularité de cet étrange hurluberlu dans l’Hexagone. Mais c’est un livre plus que n’importe quels autres qui le fait rentrer dans les annales de l’horreur.

©10/18

Dans sa version française, La Confrérie des mutilés rassemble la novella originale The Brotherhood of mutilation et une suite qui vient tout juste de paraître aux États-Unis, intitulé Last Days. Loin d’avoir refermé ses vieilles cicatrices mormones, le romancier continue, dans un thriller à la noirceur inégalée, à exprimer sa fascination morbide pour les dérives sectaires. Kline, un détective privé lancé à la poursuite du « Gentleman au hachoir », est pris au piège. Il doit s’amputer la main. C’est le seul moyen pour lui de se dégager d’une fâcheuse posture et de mettre fin aux agissements du tueur.

Quelques mois après l’affrontement, alors qu’il est encore en pleine convalescence, deux drôles d’oiseaux débarquent chez lui et requièrent son aide pour résoudre une affaire. Ils affirment qu’il est l’homme de la situation. Et pour cause, l’enquête qu’il doit mener va le faire pénétrer dans les arcanes d’une confrérie secrète composée de mutilés volontaires, une secte qui a construit une religion autour de l’automutilation. Chacun des membres a fait don d’une partie de soi. Et plus on espère être haut placé, plus il convient de s’amputer. Pour gagner leur confiance et percer leur secret, Kline va devoir payer chair.

Avec cette plongée vertigineuse et macabre, Brian Evenson lâche sa plume comme jamais et fait de l’atroce une norme. Il s’amuse des frontières poreuses entre curiosité et obsession, entre fascination et acceptation et mène une réflexion terrible sur les ravages de l’embrigadement.

Une double actualité

Pour notre plus grand bonheur en ce début d’année 2023, les éditeurs français nous offrent, après six ans de silence, une double ration de Brian Evenson. Deux romans de science-fiction qui se font face dans un jeu de miroir passionnant. L’Antre, sous la forme d’une novella, et Immobilité, sous forme d’un roman, racontent le même univers, un monde dévasté, une Terre après l’apocalypse où il est impossible de vivre à l’air libre.

©Rivages

Immobilité retrace le périple de Josef Horkaï, un survivant qui se réveille d’un long coma en étant paralysé à partir de la taille. Porté par deux hommes en combinaison de protection, il est chargé d’une mission : voler un cylindre d’une importance vitale dans une mystérieuse forteresse. En chemin, les illusions et les mirages viennent peupler un récit entre rêve et réalité, un homme entre la vie et la mort.

©Quidam

Dans L’Antre, X est le dernier homme sur Terre et reprend conscience dans un abri souterrain, seul refuge d’une catastrophe globale qui a rendu la surface inhospitalière. Ses seuls interlocuteurs sont un terminal informatique aux réponses confuses et un dénommé Horak, tout juste réveillé de la cryogénisation. Les perceptions, les souvenirs, les sentiments : tout se brouille dans l’esprit de ces êtres étranges qui nous échappent sans cesse. Mais qui sont-ils vraiment ?

Perturbants à souhait, balayant sans cesse, d’un revers de la main, la moindre certitude, ces deux textes sont jubilatoires mais terriblement angoissants. Pris au piège d’un questionnement philosophique schizophrène, le lecteur se confronte à sa propre condition et cherche à se rassurer. L’humanité peut-elle encore exister quand tout au dehors s’est effondré ?

(NB : La formule du titre de cet article est empruntée à un colloque consacré à l’auteur, organisé à l’Université de Rennes en mai 2015.)

À lire aussi

Retrouvez tous les articles Contact dans votre espace adhérent
Tout ce qui fait l'originalité de la Fnac et surtout, tout ce qui fait votre originalité.
Espace adhérent