Jennifer Tamas est professeure de littérature française aux États-Unis. Avec au NON des femmes, elle signe un essai frais et réjouissant dans lequel elle montre comment la plupart de nos œuvres classiques, mais aussi nos contes de fées, sont empreints d’un male gaze, une image fantasmée des hommes sur les femmes… Avec ce livre, elle vise à libérer nos classiques du regard masculin qui les recouvre et à interroger leur réception.
Saviez-vous que La Belle et la Bête pouvait être lu comme l’archétype du couple hétérosexuel problématique dans lequel la femme doit se sacrifier pour transformer la bête en homme ? Qu’à l’origine, il s’agissait d’un conte initiatique au consentement sexuel et à la découverte du désir féminin, écrit par une femme, Madame de Villeneuve, en 1740, et qu’il a été modifié au fil des ans et de ses réappropriations par les hommes ? Saviez-vous que la galanterie avait été inventée par les Précieuses pour contrer le viol ?
Repartant de la polémique qui a eu lieu lors du concours de l’agrégation de lettres modernes de 2018 autour de L’Oaristys d’André Chenier, poème dans lequel certains candidats ont perçu une scène de viol, tandis que le jury défendait qu’il s’agissait des rapports codifiés de l’époque (la fameuse « feinte résistante » des femmes faisant semblant de se refuser aux avances des hommes pour mieux susciter leur désir…), Jennifer Tamas en est venue à se demander : que faire des œuvres jugées « problématiques » ? Faut-il les censurer, les recontextualiser, les ignorer ?
L’autrice propose plutôt de relire ces œuvres que nous connaissons toutes et tous – Le Petit Chaperon rouge, La Belle au bois dormant, Blanche-neige ou encore La Belle et la Bête, mais aussi La Princesse de Clèves – avec un regard féministe et contemporain. De quoi changer nos manières de percevoir ces œuvres et se demander ce qu’elles nous apportent aujourd’hui.
Un livre essentiel à mettre entre toutes les mains, car il est plus qu’utile de se demander ce que nous montrerons à nos enfants, quelle vision du monde voulons-nous défendre. Voulons-nous que les petites filles continuent de s’identifier aux belles princesses endormies, passives et prisonnières, dans l’attente d’un prince charmant censé les délivrer, afin de « vivre heureux, mariés et avec plein d’enfants » ? Ne voulons-nous pas autre chose, comme des jeunes filles douées d’agentivité, capables de prendre des décisions, et de prendre part à des actions, d’avoir d’autres rêves…
Au Non des Femmes (2023, Seuil) est un livre accessible, ponctué de références classiques tout autant que contemporaines – sur lesquelles L’Éclaireur a souhaité revenir – qui saura plaire aux plus jeunes comme aux plus âgé·e·s, de par ses références qui nous sont communes, pour construire le monde et l’imaginaire de demain.
1 Les contes de fée classiques et la vision réductrice des femmes
La plupart de nos contes de fée, ceux avec lesquels nous avons grandis, représentent souvent des hommes valeureux et hardis, preux princes ou chevaliers, et de belles femmes passives dans l’attente d’être délivrées… Blanche-Neige et La Belle au bois dormant en sont l’exemple parfait. Les princesses des anciens contes sont souvent dénuées de toute agentivité, c’est-à-dire capacité à entreprendre elles-mêmes des actions. Aujourd’hui, ceci semble moins être le cas, en témoigne le portrait de La Reine des neiges, qui est l’une des rares princesses à ne pas avoir pour unique but de « trouver l’homme de sa vie ».
Par ailleurs, les jeunes femmes y sont souvent opposées aux plus âgées. Des femmes puissantes, souvent belles-mères ou vieilles sorcières maléfiques, jalouses de la beauté des plus jeunes, avec lesquelles elles ne peuvent rivaliser – entendons pour trouver un homme – et qu’elles vont devoir tuer pour renverser la tendance. La plupart de nos contes de fée mettent donc toujours en scène une lutte interne entre les femmes pour la conquête des hommes. Ce qui est tout de même assez réducteur, pour ne pas dire grossier.
2 La Belle et la Bête : les violences conjugales romantisées ?
Dans toutes les versions de La Belle et la Bête que nous connaissons, qu’il s’agisse de Disney (1991, 2017), de Cocteau (1946) ou encore de Gans (2014), Belle est prisonnière d’une Bête dont elle finit par s’éprendre, ce qui n’est pas sans rappeler le fameux syndrome de Stockholm, dans lequel certaines victimes finissent par développer une affection, voire de l’amour, pour leur ravisseur. La Bête est agressive, pour ne pas dire frustre, et la jeune femme doit se faire violence pour la supporter et rester en sa compagnie. Seuls son baiser et son amour parviendront à la transformer en prince charmant, ce qui a pu amener certaines féministes à y voir un parallèle entre les femmes victimes de violences conjugales et ce conte.
Ce n’était toutefois pas son message originel. Écrit à l’origine par Madame de Villeneuve, en 1740, il s’agissait d’un conte sur le consentement sexuel et la découverte du désir féminin, à une époque où les jeunes femmes étaient mariées très jeunes et sans amour. Par exemple, dans le livre, la Bête demande à Belle si elle veut coucher avec lui. Celle-ci lui répond que non, qu’elle ne veut pas, ce qu’il accepte sans rechigner.
Si dans les films, les hésitations de la jeune femme et son intériorité ont été gommées par un male gaze (regard masculin) qui la transforme en objet de désir plutôt qu’en sujet de désir, le conte initial, lui, lui laissait toute sa place et montrait l’éclosion progressive du désir féminin dans les rêveries de Belle. Il insiste également sur le fait que si une « Bête » peut accepter et comprendre un non, un homme devrait également pouvoir le faire…
3 Autour de la “frigidité” présumée de la Princesse de Clèves
Connu pour sa polémique autour de Nicolas Sarkozy, qui s’était plaint d’avoir « beaucoup souffert sur la princesse de Clèves » lorsqu’il était étudiant, ce livre, écrit par Mademoiselle de la Fayette en 1678, a également fait l’objet de nombreuses mésinterprétations. Certains ont en effet vu dans le refus de la princesse, une fois veuve, d’épouser le duc de Nemours dont elle est amoureuse, le signe de sa frigidité. Ce que ce dernier semblait également plus ou moins lui reprocher.
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Mais si elle refuse d’épouser le duc de Nemours, c’est bien parce qu’elle sait que cette passion lui sera destructrice et que l’amour se fane… Elle préfère à cela le calme et le repos de l’âme et se retire au couvent. Geste souvent décrié par la gent masculine, qui ne comprend pas comment une femme peut désirer vivre sans homme. Peut-être n’a-t-elle tout simplement pas envie, ayant déjà été mariée, de se retrouver mariée à nouveau, ce que nous pouvons lire également comme une forme d’émancipation.
4 Les Liaisons dangereuses et ses nombreuses adaptations : un viol transformé en scène de séduction
Dans la plupart des adaptations cinématographiques des Liaisons dangereuses (Roger Vadim, 1959 ; Milos Forman, Valmont, 1989, et Roger Kumble, Cruelles intentions, 1999), les réalisateurs n’ont pas vu que la scène dans laquelle le vicomte de Valmont s’introduit dans la chambre de Cécile de Volanges et couche avec elle (par surprise) était en réalité une scène de viol (dont Jennifer Tamas analyse les signes dans le texte) et l’ont transformée en scène de séduction. La rhétorique dont fait preuve la comtesse de Merteuil pour sermonner la jeune fille (chantage, reproches, accusations…), n’est pas sans rappeler également la logique de l’agresseur.
Jennifer Tamas nous invite à relire Les Liaisons dangereuses comme une œuvre au potentiel féministe. Le roman épistolaire nous enjoint par exemple à nous méfier des personnes que nous faisons entrer dans notre cercle intime : la plupart des viols commis en France le sont non pas par des inconnus dans la rue, mais bien par des gens que nous connaissons. Le vicomte de Valmont a en effet été présenté à Cécile par sa propre mère… L’autrice propose également de voir le « non » de Cécile de Volanges comme un « non » usurpé, recouvert par le regard masculin qui l’a totalement occulté.
5 Marilyn Monroe : derrière le “sex symbol”, la victime
Enfin, dans un chapitre pour le moins perturbant, Jennifer Tamas revient sur les causes mystérieuses de la mort de Marilyn Monroe, impliquant dans certaines versions, la mafia, les Kennedy, un viol organisé… L’occasion de s’interroger sur le statut des « sex-symbols » et de ces femmes (et hommes) érigés en tant qu’objets de désir. N’est-ce pas une autre manière d’objectifier et de réifier le corps des femmes et de leur ôter tout statut de victime ?
Au Non des Femmes est un livre passionnant qui, à travers tous les exemples cités, nous montre en quoi l’art, et particulièrement la littérature, peut permettre d’interroger des problématiques contemporaines, d’éduquer les jeunes personnes et être un objet politique. Car l’une des thèses fortes de ce livre est que le patriarcat établit sa domination en occultant les œuvres des femmes et les voix dissidentes, afin de se maintenir et se perpétuer dans le temps.