Décryptage

Écrire le fait divers : les écrivains sont dans de sales draps

23 mars 2018
Par Anna
Écrire le fait divers : les écrivains sont dans de sales draps

Depuis De Sang froid, les vrais crimes ont largement investi la littérature, et le lecteur en vient à lire indifféremment polars de fiction et documents assortis d’enquêtes à couper le souffle. Sauf que dans l’écriture de ces « true crimes », la posture de l’auteur est rarement confortable. Quelle est sa légitimité à prendre la parole face à des familles éplorées ou des meurtriers écroués ? Réponse en quatre livres dont l’écriture a probablement nécessité quelques examens de conscience.

Le fondateur du genre

de sang froid

De Sang froid, de Truman Capote

Les faits : En 1959, à Holcomb, Kansas, un riche fermier et trois membres de sa famille sont assassinés par deux jeunes truands, sans mobile apparent. Ils ont été abattus chez eux, en pleine nuit, à coups de fusil.

L’Américain Truman Capote est le créateur autoproclamé du « non fiction novel » (« roman non fictionnel »), un genre qui consiste, en utilisant les procédés narratifs de la fiction, à relater des faits réels. Plus précisément, De Sang Froid est considéré comme le chef-d’œuvre du « true crime » une littérature qui s’applique à décrire la réalité des crimes et des criminels. C’est sous ce double patronage que se placent tous les livres de notre sélection ; ils doivent donc tous quelque chose à De Sang Froid, bien que certains d’entre eux adoptent une approche radicalement différente dans leur traitement du fait divers.

La volonté de Truman Capote, en écrivant De Sang Froid, était de rendre compte des faits avec une impersonnalité absolue, par le moyen d’une écriture minimaliste. Volontairement, il a choisi un fait divers assez banal, qu’il avait repéré dans un entrefilet du New York Times. Il espérait ainsi pouvoir explorer toutes les facettes de son sujet (qui nécessita tout de même six ans d’enquête) et réaliser une œuvre totale qui dirait quelque chose tant de la nature humaine que de la société américaine. Il y a cependant une supercherie derrière cette histoire : en réalité, Capote a si bien enquêté sur son sujet qu’il a développé une vraie relation d’amitié avec les deux assassins… Mais cela, dans son livre, l’écrivain ne le dit pas. Pendant leur séjour en prison avant leur condamnation, il continuait de rendre visite aux deux meurtriers, mais gardait tout de même en tête l’idée que leur pendaison serait la meilleure fin à son roman. De Sang Froid, ou comment écrire sur un fait divers peut vous plonger dans l’inconfort moral le plus total…

Éprouver sa conception du bien et du mal

l'adversaire

L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère

Les faits : En 1993, Jean-Claude Romand tue sa femme, ses enfants et ses parents, avant de tenter de se suicider. Cet acte désespéré met fin à vingt années de mensonge : Jean-Claude Romand se faisait passer auprès de ses proches pour un médecin chercheur à l’OMS (Organisation mondiale de la santé). En réalité, il passe ses journées dans sa voiture, sur des aires d’autoroute.

L’Adversaire a marqué un nouveau départ dans la carrière d’Emmanuel Carrère. Alors qu’il avait auparavant écrit essentiellement des romans de fiction, l’histoire de Jean-Claude Romand est la première d’une suite de récits non-fictionnels tournés vers la vie des autres, « d’autres vies que la [s]ienne » dont l’écriture sera désormais la signature de Carrère. S’il a une parenté obligatoire avec De Sang Froid dans le choix de son sujet, on pourrait presque cependant lire L’Adversaire comme le livre que Truman Capote a refusé d’écrire. Carrère a en effet fait le choix d’un récit à la première personne, qui raconte, entre autres, la relation  qu’il a entretenue avec Jean-Claude Romand dans le cadre de son investigation. Il joue cartes sur table en avouant se reconnaître partiellement dans l’assassin dont il sonde la psychologie. Il raconte que tout l’enjeu du livre fut de trouver sa juste place par rapport à cette histoire qui ne lui appartient pas et qui pourtant le fascine. Et comme pour Capote, l’expérience semble avoir été éprouvante. Sauf que l’écrivain, cette fois, se consume entièrement dans son sujet et se prend comme objet d’écriture.

Rendre sa dignité à la victime

Laetitia

Laëtitia ou la fin des hommes, d’Ivan Jablonka

Les faits : En janvier 2011, à Pornic, Laëtitia Perrais, une jeune serveuse de dix-huit ans, est enlevée près de la maison de sa famille d’accueil. Son meurtrier est rapidement arrêté, mais c’est seulement trois mois plus tard que l’on retrouve le corps de Laetitia, démembré. L’affaire prend une ampleur médiatique importante lorsque le président Nicolas Sarkozy pointe du doigt le manquement des juges dans cette affaire.

Ici encore, il est question d’un fait divers, très médiatique comme le fut le cas Jean-Claude Romand, d’autant qu’il déclencha une grève inédite des magistrats en réaction aux propos du Chef de l’État. Cependant, le parti pris de Laëtitia ou la fin des hommes s’oppose assez nettement à celui de L’Adversaire. Le livre d’Ivan Jablonka refuse en effet la fascination morbide pour les assassins ; il s’intéresse à la victime du meurtre, Laëtitia Perrais, et, surtout, choisit de raconter sa vie plutôt que le drame. Il a donc rencontré tous ceux de l’entourage de Laëtitia qui ont accepté de le recevoir, et a essayé de comprendre qui était la jeune fille à travers les messages qu’elle a laissés sur son compte Facebook ou les textos qu’elle a échangés avec ses amis. Il prête attention aux détails les plus anodins comme aux plus graves de sa jeune existence : une façon de « libérer la victime de sa mort, pour la restituer à elle-même ».

Le récit suit également une autre voie, probablement ouverte par la formation d’historien de l’auteur : il cherche à comprendre ce que la trajectoire de Laëtitia reflète d’un pan de la société française dont la misère est le lot, et en quoi elle annonçait un destin tragique. Si l’histoire de Laëtitia lui est propre, elle touche à l’universel lorsqu’elle croise des questions d’inégalités, la violence des hommes, ou les dysfonctionnements de la justice. Avec Jablonka, l’écriture du fait divers apparaît tout à la fois empathique, éthique et historique.

Renoncer aux belles histoires

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Une Partie rouge, de Maggie Nelson

Les faits : En 1969, Jane Mixer, étudiante de vingt-trois ans à l’université du Michigan, est retrouvée morte dans un cimetière, avec deux balles dans la tête. Un meurtre classé sans suite. Trente-cinq ans après, l’enquête est rouverte autour d’un nouveau suspect, infirmier à la retraite.

Attention, œuvre inclassable. Alors oui, on se retrouve ici encore avec un vrai meurtre sur les bras, et on suit même une enquête aux allures de « cold case », trente-cinq ans après les faits. Sauf que la position de l’écrivain par rapport à son récit est (encore !)  bien singulière : Maggie Nelson est la nièce de la jeune femme assassinée, cette « Jane » qu’elle n’a pas connue. De fait, difficile de comparer Une Partie rouge aux autres livres de notre sélection. Forcément, la réouverture de l’enquête affecte profondément la famille de l’auteure, et c’est avant tout ce trouble familial que Maggie Nelson s’efforce de cartographier. Comment la famille comble-t-elle ses failles lorsque les histoires qu’elle se racontait jusque-là autour de l’événement tragique sont mises à mal par l’apparition d’un nouveau suspect ? Cet exercice d’observation s’assortit d’une profonde introspection de Maggie Nelson : ses relations amoureuses, la mort prématurée de son père… tout passe au tamis de l’écriture. À cette enquête intime s’ajoute aussi un certain nombre de références littéraires (James Ellroy, Sylvia Plath, Virginia Woolf) et de réflexions théoriques sur les violences envers les femmes. Le livre de Maggie Nelson forme ainsi une sorte « d’auto-analyse » amplifiée par la situation de crise qu’elle vit en même temps qu’elle l’écrit, avec ce qu’il faut de détachement pour pouvoir la saisir. Si vous cherchez des réponses apaisantes sur la problématique de la banalité du crime, ne vous ruez pas sur ce livre : celui-ci n’est justement pas fait pour « vous raconter des histoires ». Mais il nous prouve que le genre du « True Crime » est loin d’avoir épuisé ses formes.

Et vous, quelle approche du fait divers trouvez-vous la plus convaincante ou… la moins gênante ?

Article rédigé par
Anna
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