Everything Everywhere All At Once, phénomène du cinéma indépendant qui a cartonné au box office avant de récolter pas moins de 11 nominations aux Oscars, témoigne de l’engouement de l’industrie cinématographique pour le multivers. Popularisé ces dernières années par Marvel, on recense néanmoins de nombreux films à avoir tiré profit de ce concept par ailleurs loin de faire l’unanimité chez les scientifiques.
Daniel Kwan et Daniel Scheinert (A.K.A, les Daniels) ne s’attendaient certainement pas à ce que leur second long-métrage, le bien nommé Everything Everywhere All at Once, devienne, près d’un an après sa sortie en salles aux États-Unis, le grand favori de la 95e cérémonie des Oscars qui se tient le 12 mars à Los Angeles. Le film des Daniels a récemment triomphé aux Screen Actors Guild Awards ainsi qu’aux Spirit Awards, le plaçant définitivement en pole position pour les Oscars.
Le long-métrage suit le personnage d’Evelyn (Michelle Yeoh), femme au bord du gouffre financier et affectif, soudainement embarquée dans une quête folle au cœur du multivers pour sauver le monde du chaos. Ce film totalement loufoque, nommé dans pas moins de 11 catégories aux Oscars (dont meilleur film, meilleur actrice, meilleure réalisation ou encore meilleur scénario original), a pris tout le monde de court en raflant plus de 100 millions de dollars au box-office mondial. Un véritable exploit pour un film « indépendant » au budget de « seulement » 25 millions de dollars (un record pour le studio A24), bien loin des productions pharaoniques auxquelles nous ont habitués les blockbusters hollywoodiens.
Quoi que l’on pense du film en tant que tel, Everything Everywhere All At Once a au moins eu le mérite de mettre en avant l’intérêt grandissant des cinéastes – mais aussi des showrunners, on le verra – et des studios pour ce concept improbable de multivers, lequel demeure invérifiable (en tout cas invérifié) à ce jour sur le plan de l’observation scientifique, mais néanmoins passionnant d’un point de vue théorique.
Pour expliquer en détails ce qui a amené certains physicien·ne·s – à l’instar de Hugh Everett (à qui l’on doit la théorie des univers multiples), Stephen Hawking à la toute fin de sa vie ou encore Aurélien Barrau – à défendre cette hypothèse, il faudrait se plonger dans un ensemble de théories complexes (théorie des champs, théorie des cordes, mécanique quantique, inflation cosmique, etc.) que nous ne nous risquerons pas à évoquer ici. À ce stade, la communauté scientifique reste cependant divisée sur la question et semble renvoyer le multivers au strict domaine de la plausibilité, à défaut d’être vérifiable par l’expérience au sein du seul univers observable que nous connaissons.
Cette notion offre en tout cas aux créateurs de fictions des possibilités narratives infinies – au risque de se reposer entièrement dessus et de plonger les spectateurs dans une relative indifférence. Mais le cinéma n’a heureusement pas attendu les blockbusters Marvel pour s’engouffrer dans la brèche.
Le multivers avant Marvel
On relève en effet une poignée de films qui se sont intéressés au multivers, pas toujours consciemment, mais au moins d’un point de vue visuel et narratif. On se souvient par exemple de Yesterday (2019) de Danny Boyle (le réalisateur britannique de Trainspotting, Sunshine et 28 jours plus tard) qui, sur un scénario de Richard Curtis (Love Actually, Good Morning England), imaginait un monde dans lequel les Beatles… n’ont jamais existé ! Sans évoquer concrètement l’idée de multivers, Yesterday adaptait pourtant un scénario qui pourrait s’être inspiré de cette idée d’une infinité d’univers très proches du nôtre, accouchant ainsi d’autant de réalités alternatives ne pouvant pas communiquer entre elles. Himesh Patel y incarnait un jeune musicien qui, après un accident de la route, se réveillait dans un monde où personne n’avait jamais entendu parler des Fab Four à part lui…
Dans le même registre, Jean-Philippe (Laurent Tirel, 2006) racontait l’histoire d’un fan absolu de Johnny Hallyday, incarné par Fabrice Luchini, se réveillant un matin dans une réalité alternative où Jean-Philippe Smet n’est jamais devenu l’icône du rock français que l’on connaît, menant plutôt une vie paisible de patron de bowling. On pense également à Sliding Doors (Peter Howitt, 1998), comédie romantique où Gwyneth Paltrow expérimentait deux vies parallèles engendrées par le simple fait d’avoir pris ou raté un métro à Londres. Qu’un simple choix, ou non-choix donc – principe qu’on retrouve dans Smoking/No Smoking d’Alain Resnais (César du meilleur film en 1994) – puisse engendrer des réalités alternatives, sans s’appuyer explicitement à la théorie des mondes multiples, est tout simplement vertigineux et constitue un eldorado pour les scénaristes contemporains.
La science-fiction, chasse gardée des univers
Reste que la science-fiction demeure le terreau le plus fécond à ce jour pour explorer les potentialités offertes par l’idée de multivers, plus particulièrement depuis le début des années 2000. On notera, par exemple, un film d’action avec Jet Li, The One (2001), ou encore le reboot de Star Trek (2009) signé J.J Abrams, dans lequel on assiste à la rencontre entre deux Spock venus de deux univers différents – l’un incarné par le titulaire historique du rôle, Leonard Nimoy, l’autre par le tout jeune Zachary Quinto. La même année sortait également l’émouvant Mr.Nobody de Jaco Von Dormael, dans lequel un Jared Leto centenaire se voyait revivre une multitude d’existences structurées, là aussi, autour d’un choix crucial.
Tout aussi mémorables : Donnie Darko (2001) de Richard Kelly avec son mystérieux « univers tangent », ou encore le surprenant Another Earth (2011) de Mike Cahill, dans lequel une étudiante en astrophysique interprétée par Brit Marling se voyait happée par l’apparition dans le ciel d’une Terre 2.0 et en tous points identique à la nôtre (apparition avant tout poétique), lui offrant une chance de se racheter après avoir commis l’impardonnable sur cette Terre. Brit Marling incarnera d’ailleurs quelques années plus tard le personnage principal de la série culte The OA (malheureusement écourtée par Netflix), qui elle aussi approchait sensiblement l’idée d’autres univers accessibles par des expériences de mort imminente. La série constitue à vrai dire un matériau idéal pour développer, sur la durée, des personnages complexes évoluant à cheval sur plusieurs univers et plusieurs versions d’eux-mêmes, ce qu’a également bien saisi la série Undone.
Une aubaine pour Hollywood
Bien entendu, le multivers a gagné ses lettres de noblesse depuis que l’écurie Marvel en a fait son nouveau cheval de bataille. Argument phare de la nouvelle « phase » du studio, le multivers s’est retrouvé au cœur de plusieurs films récents tels que Doctor Strange in the Multiverse of Madness de Sam Raimi, le film d’animation Spider-Man: New Generation (produit par Sony), mais également Spider-Man: No Way Home, devenu le septième plus gros succès de tous les temps (1,9 milliards de dollars de recettes à travers le monde tout de même) grâce aux possibilités fournies par cet outil scénaristique. En effet, la seule astuce du multivers permet aujourd’hui à Marvel et consorts d’exploiter à fond le carburant nostalgique sans trahir la cohérence du récit ni déroger au fameux « canon » si important aux yeux des fans.
Il devient ainsi possible, avec le multivers, de faire s’entrecroiser les films et les acteurs iconiques (comme dans le cas de No Way Home, ou du film de Sam Raimi qui a rappelé brièvement à la barre Patrick Stewart dans le rôle de Professeur X), de générer des scénarios alternatifs basés sur l’univers des comics (à l’instar de la série What If ?), de ramener certains personnages à la vie, ou encore de bâtir une saga entière autour du multivers et d’un grand méchant accompagné de ses innombrables « variants », Kang, aperçu dans la série Loki et le dernier volet d’Ant-Man (sorti le 15 février dernier). Ce nouvel antagoniste, incarné à l’écran par Jonathan Majors, devrait faire les beaux jours de Marvel au moins jusqu’à la sortie des deux prochains Avengers prévus en 2025 et 2026.
Le risque de la paresse
Avec la popularité indéfectible des blockbusters super-héroïques et le succès de films plus modestes comme Everything Everywhere all at Once, le multivers a de beaux jours devant lui et c’est toute l’industrie hollywoodienne qui va sans doute en profiter ces prochaines décennies. Dans le sillage de Marvel, la maison DC Comics s’est également emparée de ce concept apparemment sans limites, comme en attestent les premières images de The Flash (en salles le 14 juin prochain). Le multivers – ou ce qui s’y apparente – est semble-t-il au cœur du long-métrage d’Andy Muschietti, permettant d’offrir aux fans le retour inattendu de Michael Keaton dans la panoplie du Batman de Tim Burton.
Cela pourrait s’appliquer plus largement à la stratégie même de Warner, à l’image des films The Batman de Matt Reeves et Joker de Todd Philipps, puisque ceux-ci existent parallèlement aux autres films du studio sans pour autant interagir avec eux, évoluant dans un univers cinématographique à part entière.
Les possibilités offertes par le multivers semblent tout aussi prometteuses qu’elles risquent d’ôter le moindre enjeu (pas seulement d’ordre scénaristique, mais aussi esthétique, voire moral) à ces blockbusters devenus multipliables à souhait grâce aux effets de cette formule. Malgré la complexité apparente insufflée à ces séries et longs-métrages, le multivers dénote déjà par endroits un manque cruel d’originalité et de prise de risques, pour ne pas dire une réelle paresse intellectuelle. Mais gageons que certains cinéastes et showrunners avisés sauront, comme ce fut déjà le cas par le passé, l’intégrer harmonieusement à des œuvres cohérentes, audacieuses et riches de sens pour le plus grand bonheur des cinéphiles.