Décryptage

Arte povera : ce que l’avant-garde italienne a encore à nous apprendre

21 janvier 2023
Par Costanza Spina
Ugo Mulas, 1972, épreuve gélatino-argentique sur aluminium, Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle.
Ugo Mulas, 1972, épreuve gélatino-argentique sur aluminium, Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle. ©Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat / Ugo Mulas Heirs.

Jusqu’au 29 janvier, le Jeu de paume accueille une exposition saisissante et richissime consacrée à l’un des mouvements artistiques les plus originaux et subversifs de l’Après-Guerre : l’arte povera italien. Renverser ses yeux est un parcours de découverte de ses protagonistes à travers leurs travaux autour de l’image en mouvement.

L’arte povera court sur toutes les lèvres en ce début d’année 2023, alors que le Jeu de paume de Paris consacre à ce courant artistique une exposition inédite jusqu’au 29 janvier. L’arte povera (que l’on traduit littéralement par « l’art pauvre ») est le principal mouvement artistique italien de l’Après-Guerre. Il a donné naissance à certains des principaux artistes du XXe siècle : Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto, Jannis Kounellis, Mario Merz, Giulio Paolini et bien d’autres. En revenant aux origines de cette avant-garde, les résonances avec notre époque sont nombreuses et profondes, comme si elle n’avait pas dit son dernier mot. Ses expérimentations nous ouvrent les portes du possible en nous invitant à porter un regard transformé sur notre manière d’être au monde et de concevoir l’art.

Ce terme, arte povera, employé pour la première fois par le critique Germano Celant en 1967, lors d’une exposition de ses représentants à Gène, fait référence à la volonté de remettre en question l’organisation de la société ultra-industrialisée et technologiquement avancée. Les porte-parole du mouvement ont donné vie, en pleine reprise économique et alors que la société consumériste s’ancrait solidement en Italie, à un art fait de matières « pauvres » – du fer recyclé, des tissus du quotidien, de la terre brute et parfois même du plastique. Une façon de contester les dogmes de l’art conventionnel, mais aussi de prôner un message de légèreté, de minimalisme et de simplicité dans un monde de plus en plus insaisissable et complexe. 

En plein boom économique, une contestation de l’art traditionnel

Les années 1960 furent celles du boom économique. Alors qu’aux États-Unis explosait le Pop Art, interprétation foisonnante de la modernité, l’Italie proposait des langages artistiques conceptuels, très nouveaux par rapport au néoréalisme cinématographique des années 1950. L’arte povera, que G. Celant théorisait dans l’article Arte povera : appunti per una guerriglia (Arte povera : notes pour une guerriglia) dans la revue Flash Art, proposait un langage artistique sobre et essentiel, qui « appauvrit » l’œuvre.

La Venere degli stracci (la Vénus aux chiffons) de Michelangelo Pistoletto.©Sebastiano Luciano

Les artistes se servaient de matériaux ordinaires et tout sauf nobles, qui s’opposaient à ceux employés par l’art traditionnel, en revendiquant une nécessité d’humilité. Il s’agissait « d’un art pauvre, engagé dans la contingence, dans l’événement, dans l’historique, dans le présent », selon Celant. Empreint de marxisme, le mouvement se débarrasse de toute envie de rigueur, de conformisme et d’homologation bourgeoise : la cohérence est vue comme une forme de dogme à démanteler. Cette même soif d’émancipation traverse d’autres formes artistiques partout dans le monde et prend les aspects les plus disparates.

Symbole de cette opposition au statu quo de l’art, l’œuvre La Venere degli stracci (La Vénus aux chiffons) de Michelangelo Pistoletto est une interprétation ironique de l’icône classique de la beauté. L’artiste oppose une statue de la déesse à un tas de vieux vêtements. Par cette installation radicale, Pistoletto met l’accent sur l’inutilité de ces objets, qu’il s’agisse des vieux chiffons ou de la statue de Vénus, une reproduction en ciment d’une faible valeur. 

Dans une Italie chaotique, un art en contact direct avec le monde 

L’arte povera, par cet éloge de la simplicité, bâtit un contact plus sincère et direct avec le monde. Le contexte politique italien des années 1960 et 1970 est d’une violence inouïe, marqué par des luttes politiques extrêmes. D’abord, les mouvements étudiants et les grèves traversent la péninsule en déstabilisant l’ordre public, tout en entraînant un vent de renouveau. Ensuite, les années 1970 ouvrent la voie aux Années de plomb, durant lesquelles les brigades rouges et les brigades noires s’adonnent à des attentats meurtriers, provoquant la mort de milliers de civils, de magistrats, de procureurs, de politiciens, puis d’ouvriers et de journalistes.

Mimmo Jodice, 1978, tirage au gélatino-bromure d’argent sur papier baryté, avec écriture au stylo de la main de l’artiste, Courtesy Galerie Karsten Greve St. Moritz, Cologne, Paris©Mimmo Jodice

Dans ce scénario traversé par la violence et l’extrémisme politique, l’arte povera adopte une posture atomisée voire chaotique, tout en étant un vent de fraîcheur et d’ouverture vers l’international. Giovanni Anselmo, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto, Ugo Nespolo, Mario Cresci, Franco Vaccari, Mario Merz et les autres artistes du mouvement construisent un rapport plus direct avec la réalité en revenant à la vérité des éléments, de la nature et de ses expressions les plus accessibles.

Renverser ses yeux : le regard de Giuseppe Penone sur l’Italie de l’Après-Guerre

Parmi les artistes majeurs de l’arte povera figure Giuseppe Penone, dont certaines œuvres photographiques sont visibles au Jeu de paume. Il établit un lien étroit entre l’essence humaine et la nature. Toute son œuvre est traversée par cette thématique. Les formes naturelles sont bouleversées à l’aune d’interprétations culturelles nouvelles, il bouleverse les éléments du paysage, enfant du monde morcelé et désordonné dans lequel il habite. Dans son travail de sculpteur, Penone donne libre cours à la sensualité de la matière. Les œuvres Albero di 5 metri (Arbre de 5 mètres), 1969-1970, et Albero di 11 metri (Arbre de 11 mètres), 1969-1989, appartiennent à un cycle de sculptures appelé Alberi (Arbres) auquel il s’est consacré de 1969 à ces dernières années.

Giuseppe Penone, 1970, Renverser ses yeux – Photo-collage, tirage au gélatino-bromure d’argent virés au sélénium sur papier baryté, Turin, collection particulière.©Archivio Penone / Adagp, Paris, 2022

À partir de poutres en bois de type industriel, il sculpte et creuse le tronc et les branches de l’arbre d’origine, qui peut être identifié grâce aux nœuds visibles dans le bois. Un processus qui dénote de sa passion pour la phase de création de l’œuvre en elle-même, mais aussi de son amour de la forêt, à laquelle il veut donner une nouvelle vie. Le titre de l’exposition, Renverser ses yeux, est une référence à l’œuvre éponyme de l’artiste, Rovesciare i propri occhi, dont différentes versions sont présentes dans l’exposition au Jeu de paume.

Pour l’artiste turinois, les yeux sont devenus une simple « surface de contact, au même titre que la peau qui sépare le corps du monde qui l’entoure ». L’œil est un écran, à la fois de perception à la fois de projection. Par son regard acéré et décalé sur le monde, Penone devine les travers de la modernité capitaliste et consumériste. Une Italie d’Après-Guerre qui a hâte d’en finir avec un passé fasciste vite mis sous le tapis, traversée par une grande agitation politique, incapable de définir vers quel avenir elle veut se tourner. L’artiste a fait don en 2020 de plus de 200 de ses œuvres écrites et dessinées, en les distribuant à trois grands musées publics à travers le monde : le Castello di Rivoli (Turin), le Philadelphia Museum of Art (qui a reçu 309 œuvres sur papier et cinq livres d’artiste en édition limitée) et le Centre Pompidou à Paris (qui a reçu 350 œuvres sur papier).

Teaser de l’exposition sur l’arte povera à Paris, Renverser ses yeux.

L’arte povera s’approprie les médias les plus disparates. La sculpture, la peinture, l’installation, le film et la photographie, tous seront exploités par les avant-gardistes italiens pour donner vie à de nouvelles formes de narration. Faisant fi du modernisme et de l’académisme, leurs œuvres sont autant de chemins artistiques possibles qui peu à peu fissurent historicismes et paradigmes esthétiques. Renverser ses yeux est une réflexion autour de l’utilisation de tous ces médias par les artistes italiens, mais se concentre particulièrement sur l’image en mouvement. Dans le parcours proposé, nous côtoyons les protagonistes de cette scène italienne, ainsi que leurs compagnons de route à l’international. 

Des tableaux miroirs de Michelangelo Pistoletto aux grandes photographies sur toile de Giulio Paolini ou de Giovanni Anselmo, des œuvres sur photocopie d’Alighiero Boetti aux photomatons de Franco Vaccari en passant par les vidéos de performance réalisées par Luciano Giaccari, l’exposition dresse un panorama des expérimentations visuelles de l’arte povera. Un courant qui a décloisonné et libéré les arts des constrictions et des anciens préceptes tout en portant un regard subtilement critique sur une humanité consumériste et éloignée du réel. 

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Article rédigé par
Costanza Spina
Costanza Spina
Journaliste
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