Critique

Art & science-fiction : l’exposition qui imagine de nouvelles utopies

14 janvier 2023
Par Costanza Spina
Untitled #1 (de la série The Prophecy), de Fabrice Monteiro, 2015, Paris, Galerie Magnin-A.
Untitled #1 (de la série The Prophecy), de Fabrice Monteiro, 2015, Paris, Galerie Magnin-A. ©Adagp/Galerie Magnin-A

L’exposition Les Portes du possible – Art & science-fiction, jusqu’au 10 avril au Centre Pompidou Metz, réunit plus de 200 œuvres qui mènent une réflexion sur la science-fiction en tant qu’outil de lutte et de production d’utopies. Focus sur une génération d’artistes qui a soif d’en finir avec les scénarios catastrophes et les dystopies.

« La science-fiction, c’est l’art du possible », déclarait l’écrivain américain Ray Bradbury. Sous couvert d’anticipation, elle nous parle en réalité de notre présent et pointe du doigt les dogmes répressifs qu’il faut abattre pour entrer dans un avenir meilleur. La science-fiction est, en somme, la porte du possible et décortique le présent plus que le futur. L’exposition Les Portes du possible – Art & science-fiction au Centre Pompidou Metz réunit des artistes de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui et explore les terrains de la science-fiction à travers ces 200 œuvres qui manipulent et extrapolent les normes.

Elles analysent les dangers de notre temps, les périls auxquels notre monde est confronté, elles nous parlent d’espoirs et de luttes victorieuses. La curation réunit des artistes plasticien·ne·s, des écrivain·ne·s, mais aussi des architectes et des cinéastes, qui mettent en lumière les liens entre les univers imaginés et notre réalité. En s’appuyant sur les revendications actuelles en faveur d’utopies pour le XXIe siècle, Les Portes du possible vise à susciter des débats, de l’inspiration et une forme d’espoir. En 2 300 m² d’exposition, le visiteur est plongé dans la SF à 360°. 

Modernité liquide

Le philosophe Zygmunt Bauman est le théoricien de ladite « modernité liquide », autrement dit la manière de faire société propre aux démocraties occidentales en ce début du XXIe siècle. Par ce terme curieux, le philosophe désigne une déliquescence sociale et idéologique qui est le prolongement politique du néolibéralisme.

Dans la modernité liquide, l’individu doit sans cesse faire face au changement et vit dans une société sans repères stables. Les humains se définissent par leurs choix de consommation, mais ces choix sont aussi périssables et éphémères que le contexte économique ambiant. L’exposition présentée par le Centre Pompidou Metz puise dans cette description du réel pour amener les spectateur·rice·s à la découverte de cette forme « liquide » de présent qui provoque de nouvelles découvertes ultrarapides, mais aussi leur obsolescence. Dans ce contexte, nombre d’artistes se tournent vers la science-fiction pour avoir une forme de prise sur leur époque.

©Aïda Muluneh

Ce genre interroge le potentiel humain et produit une mise à distance de l’histoire contemporaine en la rendant plus claire aux yeux de qui l’analyse. La SF est aussi un outil de dépassement des clivages entre science, art, éthique et politique. En illustrant toutes les myriades de possibilités offertes par la modernité liquide, la science-fiction nous pose le défi de quitter la peur de la dystopie pour rentrer dans la perspective de nouvelles utopies : au lieu d’aborder cette liquidité avec crainte, il s’agit de réinventer nos modes de vie et de se confronter à une « altérité radicale ».

« Nos modes de vies sont le résultat de choix et, en tant qu’êtres doués d’imagination, nous ne sommes pas condamnés à rester sur une voie déjà tracée. Nous pouvons changer de direction, redéfinir notre relation à l’environnement, dépasser un capitalisme sans borne, réécrire l’histoire, etc. La force de nos imaginations est un outil capable de réorienter nos futurs. Cette projection dans un avenir désirable et sa portée politique sont explorées dans l’exposition », affirme Alexandra Müller, curatrice de l’exposition. 

Le parcours tel qu’elle l’a imaginé entend jouer sur le sens de « fin du monde » propre à notre temps, tout en montrant aux visiteur·se·s que le libre arbitre de chacun·e peut nous conduire à faire le choix de croire en une utopie plutôt que d’accepter la dystopie. Selon Alexandra Müller, il serait plus judicieux de parler de la fin d’un monde plutôt que de la fin du monde.

« Les décombres sont le terreau fertile des rêves les plus fous. La scénographie joue sur une ambivalence en créant un espace dont on ne sait pas s’il est en cours de construction ou de destruction. Cette ambiguïté résonne avec l’insécurité et la désorientation qui règnent sur notre monde actuel. Il s’agit aussi de dépayser les visiteurs, de les emmener vers un ailleurs », précise-t-elle. 

Les afrofuturismes : moteurs d’utopies nouvelles

Depuis l’exposition historique Science-fiction que Harald Szeemann a organisée en 1967-1968 à la Kunsthalle de Berne, aux Musée des arts décoratifs de Paris et à la Kunsthalle de Düsseldorf, un temps donc où la SF avait le vent en poupe, peu de projets d’envergure furent dédiés à son mariage fécond avec l’art. De nos jours, la SF refait surface, non pas uniquement en tant que terrain ludique et de divertissement, mais aussi comme moyen de donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas.

Phila I, de Zanele Muholi, Parktown, 2016.©Zanele Muholi/Yancey Richardson, New York/Stevenson Cape Town, Johannesburg

Les afrofuturismes, des mouvements artistiques et culturels décoloniaux à l’avant-garde de toutes les formes d’art contemporain, deviennent le chantre des nouveaux scénarios de science-fiction. Leurs discours porte sur la fragmentation sociale, l’ultracapitalisme, les nouvelles formes de panoptisme et de totalitarisme, l’aliénation, le trans ou posthumanisme, la suppression des limites des genres, le colonialisme ou, bien entendu, le désastre écologique et l’obsolescence de l’humain.

Une large place est accordée à ces courants au cœur de l’exposition : ils sont en effet la principale source de pensée autour de l’utopie contemporaine et l’envisagent non pas comme un espace qui n’existe pas, mais comme celui qui n’existe pas encore. Le roman La Parabole du semeur (Les Poches du diable) d’Octavia E. Butler, publié en 1993, se déroulant dans un 2024 imaginé comme postapocalyptique, est au cœur des inspirations des jeunes artistes afrodescendant·e·s qui sont à l’origine des travaux les plus remarquables autour de la thématique de l’art et de la science-fiction.

La Parabole du semeur, d’Octavia E. Butler.©Les Poches du diable

« L’afrofuturisme vise l’épanouissement des individus qu’il met en scène. Quand il s’enfonce vers les abysses dystopiques et effleure les impasses postapocalyptiques, il les mobilise pour mieux insuffler un espoir de changement et donner une issue positive à la résilience. Il initie la libération des corps de toute contrainte. Cette idée est primordiale : le corps noir altérisé, discriminé, oppressé, esclavisé, déshumanisé n’a pas sa place dans cette littérature. Elle présage d’un avenir désirable et s’aventure à décrire les outils nécessaires pour l’atteindre », écrivent les artistes Nadia Chonville, Laura Nsafou et Michael Roch.

La curatrice Alexandra Müller explique son choix de valoriser les afrofuturismes tout au long du parcours expositif : « L’afrofuturisme et le cyberpunk sont des mouvements de science-fiction foncièrement politiques qui font état d’un déséquilibre de la société, d’un manque, du besoin d’un autre monde. Ils portent les voix d’artistes et d’auteurs qui ne se contentent pas de l’ici et du maintenant, qui aspirent à d’autres conditions de vie. Ces mouvements incarnent la science-fiction repère des insurgés et des minorités. »

Les Portes du possible – Art & science-fiction, d’Alexandra Müller.©Centre Pompidou Metz

Un volume exceptionnel accompagne cette exposition, écrit et élaboré par Alexandra Müller, Alain Damasio, Laurent Le Bon et bien d’autres contributeurs. Le livre Art & science-fiction troque la toile de fond de l’espace et du futur lointain pour des horizons plus proches, abordant des préoccupations contemporaines : les rapports de domination, la méfiance envers les technologies, la vampirisation des ressources naturelles et les effondrements environnementaux, la lutte pour le dépassement du colonialisme et du patriarcat.

Alors que la réalité se délite, cet ouvrage collector explore d’un regard aiguisé de nouveaux chemins pour faire société, pour bâtir du commun, pour remettre en cause nos certitudes et participer activement à la construction de notre futur. 

Les Portes du possible – Art & science-fiction, jusqu’au 10 avril 2023 au Centre Pompidou Metz.

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Article rédigé par
Costanza Spina
Costanza Spina
Journaliste
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