Livrer une anthologie de la bande dessinée anglo-saxonne est un exercice difficile. Pourtant, cet ouvrage est parvenu à faire encore plus.
La double présentation (une préface signée du Commis des Comics et une introduction rédigée par Stéphanie Chaptal) explique tout de suite les contours du projet. Le journaliste anglais Christopher Booker, cité dans la préface, confie qu’il n’existerait que sept histoires différentes, mais les comics permettent, sur la base d’un scénario, d’en faire 100 selon les choix du dessinateur, du coloriste ou de l’encreur – et c’est en grande partie l’une des richesses du medium. L’autre évidence énoncée par l’introduction est le fait que ces 100 comics ne sont ni les meilleurs, ni ceux aptes à former une bédéthèque idéale, mais ceux qui reflètent le mieux leur diversité.
Des choix éclairés
À travers les divers personnages, les auteurs nous parlent finalement de nous-mêmes. Nos émotions, nos peurs, nos rêves se mélangent avec ceux des protagonistes, faisant de certaines œuvres des références qui sortent du « simple » cadre du comics, ou de l’image d’Épinal que certains en ont. L’image des bandes dessinées légères de héros en collants est définitivement détruite par la lecture des quelque 208 pages de ce livre, qui rejoint fort logiquement la collection Beau Livre, qui lui correspond parfaitement.
En effet, outre sa superbe couverture signée Laurent Lefeuvre (Fox Boy), la direction artistique et la maquette donnent à l’ensemble de très belles sensations visuelles. Les doubles pages présentant chaque ouvrage sont très claires, aérées, riches en illustrations faisant la part belle aux couvertures originales et la présence d’un encadré systématique permet de retrouver les informations essentielles – sans que cela nuise à la quantité ou la qualité des textes des articles, bien au contraire.
Une navigation plaisante
Les différentes parutions regroupées dans 100 comics qui ont marqué l’histoire ! ont été classées par ordre chronologique, un code couleur représentant chaque dizaine d’années. Des sixties jusqu’à nos jours, c’est bien plus qu’un passage en revue de l’apparition des héros ou personnages cultes qui nous est présenté, mais bien les arcs scénaristiques majeurs, les plus marquants. Certains comics trouvent une nouvelle chance de briller en sortant de l’ombre, tels que les classiques de l’horreur The Swamp Thing ou Le Château de Dracula, alors que d’autres séries voient plusieurs déclinaisons mises à l’honneur, chacune ayant été pensée par des auteurs ou mise en image par des dessinateurs différents, changeant radicalement le point de vue du lecteur.
Des auteurs qui changent la donne
L’un des héros les plus cités (soit directement, soit par le biais de son univers étendu) est assurément Batman. Emblématique de DC (pour Detective Comics, rappelons-le), il a fait l’objet d’approches radicalement différentes en fonction de ses divers auteurs. Le voyage en compagnie du justicier capé débute fort logiquement avec Neal Adams, qui, du milieu des années 1960 jusqu’au début des années 1970, étoffe la psyché de Bruce Wayne, en dépit des nouvelles règles de censure imposées aux comics par le Comics Code Authority américain. Après des débuts difficiles et des histoires sans grands enjeux, il a réussi à faire de Batman le héros qu’il est devenu aujourd’hui, torturé et tellement moins lisse qu’à ses débuts. Un véritable tour de force.
Dans les années 1980, l’un des premiers graphic novel, Batman – The Killing Joke, consacre une fois pour toutes le Joker comme son ennemi intime. Sous la plume d’Alan Moore (The Watchmen) et sous les crayons de Brian Bolland, le justicier vit l’un de ses pires cauchemars face à un ennemi à l’incommensurable folie.
Une folie dont le lecteur est le témoin privilégié, puisque c’est le psychopathe lui-même qui narre cette histoire, terrifiante à plus d’un titre. C’est exactement ce genre de suivi d’un même personnage, son évolution au gré des auteurs qui en ont pris le contrôle, qui participe à l’un des aspects les plus fascinants de cet ouvrage. Chaque article prend le soin d’expliquer les orientations choisies et parfois même les conflits ayant agité les collaborations des créateurs.
De surprenantes pépites
L’autre force de 100 comics qui ont marqué l’histoire ! réside dans des choix parfois plus surprenants, qui amènent à sortir du carcan stricto sensu du comics tel qu’on pourrait l’imaginer. L’occasion de remettre à l’honneur des classiques tels que Maus d’Art Spiegelman, qui, par l’anthropomorphisme qu’il utilise, transforme les divers acteurs de la Shoah en souris, en chats et en porcs. Si ce procédé permet de rendre l’horreur plus supportable, elle ne l’empêche pas d’atteindre ses multiples buts : devoir de mémoire, mêler grande et petites histoires – Spiegelman étant lui-même le fils d’un déporté.
À l’opposé de ce spectre sombre, on retrouve le sourire devant La Jeunesse de Picsou, de Don Rosa. Derrière l’aspect comique de l’origin story du célèbre canard milliardaire, se cache un véritable bijou de dessin, de précision, allant jusqu’aux moindres détails de décors fourmillant d’idées visuelles.
Une porte d’entrée formidable
Si les puristes et spécialistes se plairont à conforter leurs goûts, et à coup sûr à découvrir quelques perles qu’ils auraient manquées, ce sont surtout les néophytes qui peuvent trouver ici un formidable moyen d’entrer dans l’univers des comics, parfois impressionnant par sa densité. Souvent déjà familiarisés avec ce monde par le biais des adaptations de plus en plus nombreuses, en série ou au cinéma, ils pourront les comparer à leurs originaux, souvent bien plus radicaux, moins aseptisés. On pense bien évidemment à V pour Vendetta d’Alan Moore, l’incontournable The Walkind Dead de Robert Kirkman, dont la série télé vient de s’achever, The Boys de Garth Ennis ou aux innombrables super-héros de Marvel et DC Comics. Cadeau de Noël idéal pour amateurs comme experts, 100 comics qui ont marqué l’histoire ! remplit brillamment sa mission, au-delà de nos espérances. Un grand bravo à son équipe de passionné(e)s.
100 comics qui ont marqué l’histoire !, coll, Ynnis Éditions, 208 p., 35 €. En librairie depuis le 12 octobre 2022.