Critique

Blacks Indians au Quai Branly : le cœur et l’âme de La Nouvelle-Orléans

07 novembre 2022
Par Félix Tardieu
La parade du Krewe of Zulu lors du Mardi gras, à la Nouvelle-Orléans (États-Unis, 2019).
La parade du Krewe of Zulu lors du Mardi gras, à la Nouvelle-Orléans (États-Unis, 2019). ©Suzanne C. Grim/Shutterstock

Jusqu’au 15 janvier, le musée du Quai Branly – Jacques Chirac présente une grande exposition consacrée aux Black Indians de La Nouvelle-Orléans, tradition carnavalesque de la communauté afro-américaine apparue en réaction au carnaval « officiel » dont elle était alors exclue du temps de la ségrégation. Une tradition plurielle, chatoyante et symphonique qui perdure encore aujourd’hui, car largement bâtie sur la résistance aux injustices subies siècle après siècle – ce jusqu’au désastre de Katrina.

La Nouvelle-Orléans (la plus grande ville de l’État de Louisiane, aux États-Unis), fondée par les colons français au début du XVIIIe siècle, est marquée chaque année par le traditionnel carnaval de Mardi gras, au cours duquel défilent notamment les Black Indians, dont la présente exposition dresse la généalogie au long cours.

Les Black Indians désignent plusieurs groupes d’Afro-Américains qui, organisés en différentes « tribus » (tribes) respectivement menées par les Big Chiefs, défilent dans les rues de La Nouvelle-Orléans dans d’impressionnants costumes directement inspirés par les coutumes amérindiennes et sur lesquels s’imbriquent plumes, coquillages et perles de toutes les couleurs, auxquelles viennent se greffer des motifs et pratiques religieuses africaines.

Une tradition pluriséculaire

Les Black Indians, dont la tradition remonterait à la deuxième moitié du XIXe siècle dans un contexte de ségrégation raciale aux États-Unis renforcée par les lois Jim Crow, portent avec eux la mémoire et l’héritage culturel des Amérindiens, eux aussi opprimés – et décimés – par les colons européens et avec qui les Afro-Américains, réduits en esclavage, tissèrent des liens multiples – y compris génétiques.

Loin de se focaliser uniquement sur le carnaval et ses principaux personnages, l’exposition décortique une histoire complexe et revient sur les multiples fondements de cette tradition carnavalesque indissociable de La Nouvelle-Orléans.

Le défilé des Black Indians constitue donc d’abord un horizon de l’exposition, un fil rouge liant chacune des sections entre elles par le biais des costumes avant, dans une dernière section, de se déployer pleinement.

Avant l’éclat de couleurs, de rythmes et de chansons, l’exposition prend soin d’exposer les enjeux, de nommer les différents acteurs, d’identifier et situer les objets : des premières expéditions européennes du XVIe siècle à la colonisation de la Louisiane, de la Guerre de Sécession à l’ouragan Katrina, il s’agit de convoquer l’histoire pour mieux dessiner les contours d’une résilience à travers le temps qu’incarnent encore aujourd’hui les Black Indians. 

Le costume White Bison porté par Elenora Brown sous son nom de parade Big Queen Rukiya.©Musée du Quai Branly - Jacques Chirac/Pauline Guyon

On l’aura compris, Blacks Indians couvre un champ beaucoup plus large que ne le laisse entendre son seul intitulé et revient, assez fastidieusement, sur l’histoire mouvementée des Afro-Américains en Louisiane. Après avoir été d’emblée cueilli par le saisissant costume de Big Chief conçu (après quelque milliers d’heures de travail) par Darryl Montana, Big Chief de la tribu des Yellow Pocahontas Hunters et fils de l’emblématique Allison Montana (alias Big Chief Tootie), l’exposition déroule ensuite son propos historique et géographique en six tableaux, doublement travaillé par les concepts de violence et de résilience. Les Black Indians n’existent pas encore en tant que tels, mais l’exposition exhume leurs prémices.

La rencontre entre les populations amérindiennes et africaines

Le parcours, jalonné de costumes, d’entretiens et de panneaux pédagogiques offrant au jeune public des clés de compréhension indispensables, revient sur la Louisiane (qui couvre, à l’époque de sa colonisation, un vaste territoire englobant 14 des 50 États américains actuels) et ses premiers habitants, en témoigne de nombreux objets ayant appartenu aux populations autochtones – coiffes, tomahawk, tuniques guerrières, etc. – et retrace les expéditions européennes catastrophiques du XVIe siècle qui commencèrent à décimer la population locale.

La conquête française du continent nord-américain, originellement motivée, comme pour les colons espagnols, par la découverte d’un passage vers la Chine via la « mer du Sud » (l’océan Pacifique), aboutira à la prise du bassin du Mississippi en 1682 puis à la fondation de La Nouvelle-Orléans en 1718. 

L’histoire de la Louisiane est alors étroitement liée à celle de la traite transatlantique, ce que l’exposition évoque rigoureusement à travers un ensemble de gravures, de peintures, de traces matérielles portant encore en elles une violence indicible – des entraves métalliques rappelant l’inhumanité de la traversée ou encore les perles de verre qui servaient aux colons de monnaie d’échange –, de documents maritimes, cartes et autres plans (dont beaucoup de reproductions, au détriment des véritables documents ou œuvres en question) détaillant l’annexion de cet immense territoire.

C’est pas à pas que se profile la rencontre entre les Amérindiens et les populations africaines déportées, elles aussi réduites en esclavage : les costumes et les bannières des Blacks Indians sont là pour rappeler leur filiation, leur résistance commune et le bouillonnement culturel constitutif de La Nouvelle-Orléans, laquelle formait, avec la Caraïbe, la première productrice mondiale de sucre et de café au XVIIIe siècle.

La culture du café à l’île Bourbon, vers 1800.©Musée du Quai Branly - Jacques Chirac/Claude Germain

Ce mélange d’influences et de sonorités – amérindiennes, africaines, caribéennes, cubaines, haïtiennes, etc. – est alors symbolisé par la Place Congo, dans le quartier historique de Tremé, où les esclaves pouvaient se réunir lors de leur unique jour de repos, le dimanche, pour échanger, danser et jouer de la musique.

Plusieurs instruments exposés témoignent de cette identité en perpétuelle (re)construction et du rôle clé de ce lieu bien au-delà de la vente de la Louisiane aux États-Unis par Napoléon Bonaparte en 1803, de la Guerre de Sécession ensuite, de l’abolition de l’esclavage en 1865 et des années de ségrégation raciale qui s’en suivirent. C’est à ce carrefour historique que ressurgissent, se croisent et s’interpénètrent les mythes, croyances et coutumes des différentes populations déracinées, c’est là que naîtra le jazz et que, dès le XIXe siècle, apparaîtront les premiers costumes préfigurant les Black Indians.

Retour sur la ségrégation et le racisme

Extrêmement dense et foisonnante, l’exposition se devait de revenir – avant d’ouvrir sur une dernière portion plus aérée et consacrée entièrement au défilé – sur la ségrégation et le racisme aux États-Unis et ce jusqu’à ses manifestations les plus contemporaines, notamment sous le mandat de Donald Trump.

Archives historiques et œuvres d’artistes contemporains, comme les toiles monumentales de Vincent Valdez illustrant la persistance du suprémacisme blanc aux États-Unis, côtoient alors la débâcle de l’ouragan Katrina qui, en 2005, a jeté la lumière sur l’échec des pouvoirs publics et les inégalités sociogéographiques flagrantes à La Nouvelle-Orléans – notamment le mauvais entretien des digues qui a provoqué l’inondation des quartiers les plus défavorisés, en grande partie habités par les Afro-Américains.

C’est ce qu’illustre d’ailleurs à merveille la série Treme (HBO, 2010) du showrunner américain David Simon (The Wire – Sur écoute, We Own this City), qui suit notamment au fil des épisodes la reconstruction d’un groupe de Black Indians après le passage de l’ouragan.

Vue de l’exposition.©Musée du Quai Branly - Jacques Chirac/Léo Delafontaine

Célébrer la culture artistique afro-américaine

La dernière partie de l’exposition, plus directement ancrée dans le présent, contraste avec le reste du parcours en offrant une explosion de couleurs où costumes, photos ou vidéos témoignent non plus seulement de la richesse des Black Indians, mais de l’ensemble de la culture artistique de la communauté afro-américaine à La Nouvelle-Orléans, laquelle occupe tout un pan de la culture populaire (à l’instar de la célèbre chanson Iko Iko qui, de reprise en reprise, narre la confrontation de deux tribus de Black Indians lors du Mardi gras).

Les Black Indians y côtoient les Baby Dolls, qui célèbrent le pouvoir féminin, et les Skull and Bones Gangs dont les costumes squelettiques rappellent entre autres l’influence du vaudou haïtien et des religions de l’Afrique de l’Ouest. L’exposition rappelle aussi le rôle central des Social Aid and Pleasure Clubs, associations caritatives créées à la fin du XIXe siècle, qui furent décisives dans le développement des Second Lines (fanfares d’accompagnement) et des Jazz Funerals, et qui jouent encore un rôle précieux et fédérateur.

À noter enfin que l’exposition se prolonge en musique avec, chaque dimanche après-midi, des fanfares (Brass Band Funk Second Line) à découvrir en accès libre dans les jardins du musée, ainsi qu’un riche programme de concerts dans le Théâtre Claude Lévi-Strauss qui s’achèvera les 3 et 4 décembre avec le groupe 79rs Gang, formé par deux Big Chiefs issus de deux clans rivaux.

Black Indians de La Nouvelle-Orléans, musée du Quai Branly-Jacques Chirac (Paris 7e), jusqu’au 15 janvier 2023. Du mardi au dimanche de 10h30 à 19h et le jeudi jusqu’à 22h. Billetterie par ici.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste