La rentrée littéraire est aussi une rentrée photographique ! Dès septembre, une série de nouveaux ouvrages sera disponible en librairie, entre photographes connus ou émergents.
Du Paris underground de Nordine Makhloufi aux origines de la guerre en Ukraine par Guillaume Herbaut, en passant par le sublime livre photographique de Camille Gharbi qui s’attaque aux féminicides, la rentrée est engagée et captivante. La photographie fait face à un monde contemporain de plus en plus chaotique, tantôt avec radicalité, tantôt avec une douceur presque surréelle…
1 Camille Gharbi : une étude tridimensionnelle sur les violences conjugales
Avec son enquête photographique sur les féminicides, Camille Gharbi a donné vie à l’un des travaux photographiques les plus inspirants en France des dernières années. Dans ses séries photographiques, elle aborde les violences conjugales à travers les objets qui ont servi pour perpétrer ces crimes. À l’heure où la France tente d’endiguer le fléau culturel du féminicide, Camille Gharbi épluche les articles d’actualité et immortalise, de façon presque clinique, les armes ayant servi à perpétrer ces meurtres misogynes. L’exercice a montré qu’il s’agit d’un phénomène de société de toutes les catégories socioculturelles et de tous les âges.
Alors qu’en France, en 2019, tous les deux jours une femme mourait sous les coups de son compagnon ou ex-compagnon, dans les deux dernières décennies, 500 millions de femmes dans le monde ont subi des violences au sein de leur famille. Camille Gharbi se penche alors sur l’histoire de Cintia (21 ans), Marie-Christine (59 ans) ou encore Marcelle (90 ans), qui toutes ont succombé aux violences conjugales. Elle dresse ensuite un étonnant inventaire, fait d’objets qui sont comme des complices inanimés : un robinet ; une écharpe ; une enceinte ; une rallonge ; un tournevis ; du fil de fer.
Le projet de la photographe s’articule en trois temps : ces photos d’objets ne sont que la première partie d’une réflexion sur les violences. Ils font partie d’un premier chapitre titré Preuves d’amour. Le deuxième volet, Les Monstres n’existent pas, ouvre une réflexion sur la justice restaurative, qui voudrait réparer le tissu intime et social déchiré après le crime.Dans la troisième et dernière partie, Faire face – c’est aussi le titre du livre –,la photographe mène une réflexion sur la nécessaire prise en charge des agresseurs, car, selon elle la lutte contre les violences « passe par la protection des victimes, mais également par la prise en charge de leur agresseur·euse – clé de voute en matière de prévention ou récidive (…) leurs actes nous parlent de notre monde, de sa brutalité, de son injustice ».
Publié par The Eyes Edition, le livre a été présenté à Arles 2022 au Capitole, à l’occasion de la Arles Books Fair.
Faire face – histoires de violences conjugales, de Camille Gharbi, The Eyes Edition, 2022, 196 p., 35 €.
2 Guillaume Herbaut : aux origines de la guerre en Ukraine
C’est un travail au long cours que présente ici le photographe : 20 ans de reportages en Ukraine, pour lequel il a reçu en mars 2022 le prestigieux prix World Press Photo. Guillaume Herbaut a assisté à l’extraordinaire évolution de ce pays depuis la révolution orange et celle de Maïdan, en passant par l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass depuis 2014, jusqu’à l’invasion russe. Il témoigne surtout de la formidable résistance d’un peuple qui se bat pour sa liberté.
Son œuvre traduit une intimité façonnée par ses très nombreuses rencontres, dont il a précieusement gardé la trace dans un carnet de route tenu au fil des années. Ce magnifique travail d’auteur permet d’éclairer les racines d’un conflit fruit de la folie hégémonique de Vladimir Poutine.
Dans son introduction, Galia Ackerman, historienne, journaliste et essayiste spécialiste de l’Ukraine, offre une mise en perspective du travail de Guillaume Herbaut et démonte avec fermeté les mensonges de la propagande russe.
Ukraine, terre désirée, de Guillaume Herbaut, préface de Galia Ackerman, Éditions Textuel, 2022, 216 p., 49 €.
3 Patrick Cariou : le photographe voyageur célébré dans une monographie
Patrick Cariou, photographe breton né en 1963, se destinait à une carrière de photographe de mode, à l’enseigne de ses collègues du studio Pin Up, Peter Lindbergh, Sarah Moon, Paolo Roversi, Dominique Issermann. Son envie de voyager et d’explorer les populations d’endroits autres que la Ville Lumière l’ont poussé à prendre le large, Pentax à la main, pour s’adonner à une carrière de photographe voyageur. Son livre Surfers, paru en 1997, est une ode contemplative au surf, de Biarritz à l’Île de Pâques. Minimaliste et toujours « cool », son style retranscrit à la perfection la décontraction charismatique de ses sujets. Il explore ensuite la Jamaïque et le quartier sensible de Trenchtown, où il se rend grâce à la rencontre d’un chef local. La dernière étape du voyage photographique qu’a été sa vie se déroule sur les routes d’Iran, de Roumanie, de Turquie, à la découverte de la culture tzigane, ce qui l’amènera à la publication de Gypsies en 2011.
Le paysage joue un rôle essentiel dans l’œuvre de Cariou, car il révèle que la façon dont les gens vivent façonne à parts égales leur identité et leur destin. Qu’ils suivent les vagues, vivent dans les montagnes ou survivent à la pauvreté urbaine et rurale, les sujets de Cariou revalorisent l’importance de préserver sa culture d’origine à une époque d’hégémonie culturelle occidentale. L’esprit de fierté et de défi prend vie dans son travail ; chacun des peuples dépeints a trouvé un moyen de survivre malgré la brutalité à laquelle il est confronté, tout comme la Terre.
Alors que le photographe s’est éloigné du huitième art depuis belle lurette, les éditions Damiani lui consacrent une première monographie réunissant toutes ces séries encore peu connues en France. En effet, ce grand nom est plus reconnu aux États-Unis qu’en France… du moins, jusqu’à la parution de ce sublime volume ! Works 1985-2005 est un ouvrage essentiel sur l’un des photographes les plus intéressants de la scène hexagonale, un narrateur hors pair qui refuse le titre de photographe humaniste ainsi que celui de documentariste.
Loup solitaire, il vit désormais sur son bateau, qu’il considère comme son île, toujours lié à sa Bretagne natale et embarqué dans une nouvelle vie : « Cette envie de capturer un moment à tout prix tout en y posant un regard neuf m’a quitté, explique-t-il à Polka magazine. Ce n’est pas par manque de curiosité… Mais je crois que j’ai compris que je n’avais plus besoin de la photo pour aller à la rencontre des gens autour de moi. »
Works 1985-2005, de Patrick Cariou, Damiani Editore, 2022, 228 p., 60 €.
4 Ode aux amitiés queer par Nordine Makhloufi
Nordine Makhloufi publie chez Kahl Editions Quand la ville dort, un livre photographique dans lequel il suit ses amis et amies queers dans leur quotidien. Comme l’écrit Hugo Kreit, le livre est « un cri du cœur pour les reines, les sœurs et la muse. C’est une histoire d’amours indélébiles et d’amitiés à fleur de peau ».Dans un monde où violence et intolérance se diffusent par le biais d’idées ultraréactionnaires, cette ode aux amitiés et à la queerness est un récit salvateur, rempli de toute la force créative qui se dégage de cette joyeuse famille choisie. Espoirs, drames, joies, déception, inquiétude de l’avenir, mais aussi une nécessaire légèreté résolument glamour : le livre est comme un roman visuel que l’on dévore.
Les photographies ont du grain, de la texture, elles sont spontanées et dénotent une incroyable capacité à saisir le moment. Depuis des années, Nordine Makhloufi suit ses ami·e·s en recensant leurs aventures, comme dans une archive queer précieuse et foisonnante. « Il est important de parler de liberté, de communauté et de militantisme. Les ami·e·s que je photographie représentent tout cela. On vit dans un monde encore très patriarcal… Être une communauté nous permet de nous sentir plus fort·e·s et de nous soutenir pour se battre ensemble. »
Quand la ville dort, de Nordine Makhloufi, Kahl Editions, 2022, 120 p., 40 €.
5 Bérangère Fromont raconte les amours lesbiennes
Le livre de Bérangère Fromont, L’Amour seul brisera nos cœurs, est un hommage à la communauté lesbienne, encore cruellement sous-représentée dans la culture mainstream et dont les histoires sont toujours racontées par un biais pessimiste et réducteur. Des noirs et blancs contrastés, un minimalisme graphique mis au service d’un propos engagé, mais aussi de l’intimité de ces couples. « Au XIXe siècle, l’homosexualité est reconnue comme crime et maladie mentale en Europe. En 2018, alors que le mariage et les lois les protègent désormais, les actes violents homophobes ont augmenté en France de 34,3 %. L’homosexualité déclenche toujours autant de haine et de rejet », déclare la photographe.
« L’homosexualité féminine est invisibilisée dans l’art comme dans la société, contrairement à la culture gay. Fantasmée, déformée, colonisée, la représentation des lesbiennes dans ma jeunesse n’existait pas. »
Bérangère FromontPhotographe
L’ouvrage est accompagné des mots de la poétesse queer Élodie Petit et de la graphiste Maycec. « On habite ce que l’on peut : la faïence, la baignoire, le HLM, le trottoir, on construit une cabane. Du début à la fin on utilise l’amour comme survie collective. Fiévreuse plébéienne »,écrit la première. Le livre est une joyeuse célébration et restitue la mémoire à celles à qui on l’a trop souvent volée : « L’homosexualité féminine est invisibilisée dans l’art comme dans la société, contrairement à la culture gay. Fantasmée, déformée, colonisée, la représentation des lesbiennes dans ma jeunesse n’existait pas, en dehors de quelques films pornographiques hétérosexuels, où l’on pouvait voir des filles aux ongles et cheveux longs présentes uniquement pour le regard masculin. Il est temps de créer nos propres archives en produisant nos propres récits. »
L’Amour seul brisera nos cœurs, de Bérangère Fromont, À la maison, 2022, 160 p., 45 €.
6 Mathieu Pernot archive la mémoire des migrant·e·s
L’Atlas polyphonique de Mathieu Pernot est le livre qui accompagne son exposition au Mucem de Marseille. Un parcours photographique qui résume 12 ans d’engagement en première ligne près des populations migrantes, que le photographe décide d’impliquer dans son processus créatif. C’est en effet à travers leurs objets, leurs lieux, leurs portraits, que ces migrant·e·s ont collaboré à cette œuvre chorale aujourd’hui disponible en livre. Paru aux Éditions Textuel, il fait cohabiter trois types d’images : les productions des migrant·e·s, celles du photographe et celles construites ensemble.
« J’ai eu l’envie de constituer une iconographie qui s’envisagerait avec eux, de faire en sorte qu’ils ne subissent pas l’image faite par d’autres », explique Mathieu Pernot. Le livre dévoile une nouvelle vision de l’exil où les personnes déplacées retrouvent leur identité et leur humanité. Que peut-on imaginer des embarcations englouties par la mer Méditerranée ? Une forêt peut-elle garder la mémoire de ceux qui l’ont traversée ? Que peut nous dire le ciel de l’histoire de celui qui le regarde ?
« J’ai eu l’envie de constituer une iconographie qui s’envisagerait avec eux, de faire en sorte qu’ils ne subissent pas l’image faite par d’autres. »
Mathieu PernotPhotographe
Cet atlas d’images, montage de photographies, de vidéos, de manuscrits, de cartes et d’objets trouvés propose la construction d’une histoire à plusieurs voix et inverse le point de vue habituel sur les migrants : de sujets anonymes et anxiogènes du temps médiatique, ils deviennent des individus nommés, dépositaires de savoirs et de leur propre histoire.
L’Atlas en mouvement, de Mathieu Pernot, Éditions Textuel/Mucem, 2022, 352 p., 39 €.