Critique

La symphonie picturale d’Edvard Munch prend vie au Musée d’Orsay

22 septembre 2022
Par Félix Tardieu
Edvard Munch, “Soirée sur l’avenue Karl Johan”, 1892.
Edvard Munch, “Soirée sur l’avenue Karl Johan”, 1892. ©Bergen, KODE Bergen Art Museum (collection Rasmus Meyer) Dag Fosse/KODE

C’est l’une des expositions les plus attendues de la rentrée. Organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie avec la collaboration exceptionnelle du tout nouveau musée Munch d’Oslo (Norvège), l’exposition Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort invite à parcourir dans toute sa singularité le travail inimitable du peintre norvégien. Avec près d’une centaine de pièces, cette riche exposition revisite une œuvre trop souvent éclipsée par Le Cri, sa plus célèbre toile. 

Jusqu’au 22 janvier 2023, le musée d’Orsay, à Paris, accueille une exposition d’envergure consacrée au peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944), plus de dix ans après sa dernière rétrospective française au Centre Pompidou. Cette grande rétrospective a été organisée avec le concours du musée Munch d’Oslo, l’un des plus grands musées au monde consacrés exclusivement à un artiste. Ce lieu flambant neuf de plus de 26 000 mètres carrés – cinq fois plus grand que le musée qui fut édifié en son honneur en 1963 – a ouvert ses portes dans la capitale norvégienne il y a près d’un an et abrite aujourd’hui pas moins de 26 000 œuvres d’Edvard Munch (dont une dizaine de milliers de gravures), y compris Le Cri. 

Edvard Munch, Heure du soir, 1888.©Munch Museum/Munch-Ellingsen Group/VEGAP

Une œuvre symphonique

C’est donc en artiste inclassable, à la fois pionnier de l’expressionnisme et du symbolisme, qu’Edvard Munch est aujourd’hui mis à l’honneur au Musée d’Orsay. Ambitieuse, l’exposition Un poème de vie, d’amour et de mort s’attaquant à 60 ans de création à travers une soixantaine de toiles décisives dans l’œuvre de Munch, ainsi qu’un grand ensemble de dessins, d’estampes et de gravures – on regrettera en revanche l’absence de ses travaux photographiques –, sans compter les documents et manuscrits attestant de l’influence de la littérature sur l’artiste norvégien.

Munch était notamment attiré par les pièces du dramaturge Henrik Ibsen (1828-1906) : il signa entre autres les affiches des programmes de deux de ses pièces, Peer Gynt et John Gabriel Borkman, toutes deux jouées au Théâtre de l’œuvre, à Paris. L’œuvre monumentale de Munch semble également nourrie par les philosophies de Friedrich Nietzsche (dont il réalisa le portrait posthume en 1906) et Henri Bergson desquelles elle pourrait tirer cette vitalité, cette idée omniprésente de flux et de cycle – bien que l’absence de textes ou de parallèles plus concrets sur ce point nous ait laissés quelque peu sur notre faim. 

Edvard Munch, Mélancolie, 1894-1896.©Bergen, KODE Art Museums and Composer Homes Dag Fosse/KODE

En revanche, l’exposition fait la part belle à une œuvre d’une grande liberté, à cheval sur plusieurs courants artistiques, d’un certain naturalisme en vigueur du temps de ses premières toiles, sur lesquelles on sent la marque des impressionnistes, vers l’expressionnisme et le symbolisme, dont Le Cri est emblématique.

« Je me promenais sur un sentier avec deux amis. Le soleil se couchait. Tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’arrêtai, fatigué et m’appuyai sur une clôture. Il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville. Mes amis continuèrent et j’y restai tremblant d’anxiété. Je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature », racontait ainsi le peintre – dont quelques citations, poèmes et extraits de carnets ponctuent harmonieusement l’exposition – à propos de la naissance de ce tableau que Munch, habitué à retravailler sans cesse les mêmes motifs et à redonner vie certaines de ses créations au fil du temps, a peint à plusieurs reprises. Ce dernier fut un temps le tableau le plus cher au monde.  

Edvard Munch, Tête du Cri et mains levées, 1898.©KODE Art Museums and Composer Homes Dag Fosse/KODE

Dans cette description subjective de l’expérience de l’angoisse tient au fond la spécificité de Munch, véritable observateur de l’âme humaine, attaché à dépeindre l’intériorité des êtres et leurs impressions, d’où une certaine radicalité plastique – dont émane parfois ce sentiment d’inachevé, cet aspect fuyant et en mouvement de la toile, des personnages et de ce qui les entoure – déjà à l’œuvre dans les premiers portraits de ses proches et qui a choqué plus d’une fois ses contemporains, à l’instar d’un tableau tel que L’Enfant malade (1896). Articulé à deux autres œuvres clés que sont Désespoir – qui préfigure pour la première fois Le Cri – et Puberté, l’exposition souligne, après avoir familiarisé le public à l’univers du peintre, les fondements d’une peinture profondément symboliste. Amour, angoisse, vie, mort, doute existentiel, les grands thèmes du peintre sont pleinement convoqués. 

Edvard Munch, L’Enfant malade,1896.©Göteborgs Konstmuseum Hossein Sehatlou

Une exposition qui tourne heureusement en rond

Judicieusement, les deux commissaires de l’exposition, Claire Bernardi (directrice de l’Orangerie) et Estelle Bégué (chargée d’études documentaires au musée d’Orsay), ont ainsi préféré concevoir cette exposition autour du concept de cycle, très cher à l’artiste, plutôt que de l’organiser selon un principe chronologique. Fidèle au symbolisme qu’exalte l’œuvre de Munch, l’exposition fait dialoguer ses différentes productions grâce à cette approche cyclique – qui a donné notamment naissance au grand projet du peintre, La Frise de la vie (Lebensfries), un travail de longue haleine qui l’occupa pendant près de trois décennies et qui condense, en une vingtaine de tableaux, les motifs récurrents de son œuvre.

Libérée de tout astreinte chronologique, l’exposition peut pleinement mettre en lumière « une création qui se répond à elle-même comme en musique une symphonie », note la commissaire d’exposition Claire Bernardi, et renoue ainsi avec la dimension narrative et discursive imaginée par Munch de son vivant. 

« Il y a toujours une évolution et jamais la même – je construis un tableau à partir d’un autre. »

Edvard Munch, 1933

La Frise de la vie n’a donc pas d’accrochage prédéfini : « Il n’existe pas une Frise de la vie (…) mais plusieurs séries de peintures, chacune avec sa propre narration visuelle », rappelle-t-elle : c’est cependant cette œuvre au long cours qui rythme l’exposition, qui l’habite à travers une série d’éléments préparatoires – croquis au crayon, aquarelles, gravures, etc. Quoique bien cachée dans l’exposition, une vidéo explicative revient en détail sur les techniques de gravure mobilisées par Munch à partir de 1894.

Au fil du parcours, les tableaux se font de plus en plus monumentaux, notamment ses œuvres de commande, et l’exposition gagne en volume. On y retrouve son goût pour le théâtre, exprimé dans ses autoportraits solitaires faisant écho au théâtre de Strindberg, mais également dans des éléments de décors réalisés pour le metteur en scène allemand Max Reinhardt. À mesure que l’on avance dans l’exposition et dans l’œuvre de Munch, les couleurs se font de plus vives et saturées et tendent vers la lumière, comme l’aboutissement d’un cycle commencé dans l’obscurité. 

D’un bout à l’autre, cette ambitieuse exposition invite en fin de compte à s’imprégner d’une œuvre profondément synthétique, voire organique tant elle semble cohérente, obéissant à son propre principe d’organisation et faisant sans cesse appel à une sorte de mémoire interne pour bâtir son édifice et aller de l’avant : œuvre dans laquelle Munch s’affirme définitivement comme peintre de l’âme et de ses mouvements indicibles.

Infos pratiques
Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort au Musée d’Orsay (Paris 7e), du 20 septembre 2022 au 22 janvier 2023. Tarifs : 16 €, 13 € (tarif réduit), gratuit pour les moins de 26 ans. La billetterie est par ici

À lire aussi

Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste