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Les photographes à suivre en ce moment

19 août 2022
Par Costanza Spina
Les photographes à suivre en ce moment
©Felipe Romero Beltrán

Des luttes queers à l’urgence climatique, en passant par notre rapport à la famille et la pandémie de covid-19, les photographes ont cette année exprimé à la fois leur peur de l’avenir et leurs espoirs. Voici une sélection des artistes à suivre absolument en cette rentrée 2022 !

Pour de nouveaux imaginaires queers :

  • Nanténé Traoré explore la transition à travers sa famille choisie

Comme issues d’un temps suspendu, remplies de douceur et d’un voile de tendresse, les photographies de Nanténé Traoré explorent la transition de genre et les rituels qui l’accompagnent. Dans Tu vas pas muter, série exposée au Prix Utopi·e, il immortalise ainsi les moments de prise de testostérone de personnes en transition. Dans ces clichés simples aux textures envoûtantes, il laisse émerger le sens de protection et d’amitié qui lie ces êtres dans une famille choisie où le soin mutuel est placé au centre. En fuyant les clichés, il rejette les visions pessimistes souvent véhiculées autour de la transidentité et offre une nouvelle banque d’images d’archive à sa communauté.

Comme l’indique l’artiste, le titre de la série vient de son père qui, pour rassurer Nanténé lors de sa transition, s’était exclamé « mais t’inquiète pas, tu vas pas muter ! ». Nanténé est aussi écrivain, il est notamment l’auteur de La nuit t’arrache à moi, un flux de conscience aussi cru que poétique qui aborde la thématique du deuil de l’être aimé.

  • Damien Rouxel tisse les liens entre culture queer et monde rural

L’exposition-festival Prix Utopi·e, premier prix LGBTQIA +, qui s’est tenu à Paris en mai dernier, a aussi dévoilé au grand public Damien Rouxel, qui explore les relations entre le monde rural et la culture queer. Fils d’agriculteurs, ayant grandi à la campagne, le photographe connaît les codes du monde rural qu’il s’amuse à détourner et à réinterpréter avec un regard queer. À l’apparence irréconciliables, ces deux réalités font partie intégrante de l’histoire de l’artiste qui s’interroge inlassablement sur l’altérité, sur les marginalisés, et sur ce que la rencontre entre des cultures minorisées peut produire. « De l’agribashing à la queerophobie il n’y a qu’un pas. Celui du rejet de ce qui est identifié comme différent, ce que l’on se défend d’être, ou craint de devenir. En ayant grandi discordant dans un monde marginalisé et marginalisant, Damien Rouxel s’interroge inéluctablement sur l’Autre », écrit la critique Julia Rajacic.

©Nanténé Traoré

En quête d’identité :

  • Rahim Fortune immortalise les fractures de l’Amérique contemporaine

Rahim Fortune est le lauréat du prix Louis Roederer 2022 et il fait partie de l’exposition qui est consacrée à ses finalistes à l’Église des frères Prêcheurs de Arles jusqu’au 28 août. Je ne supporte pas de te voir pleurer, sa série gagnante, débute avec le retour de Rahim Fortune au chevet de son père malade au Texas, et se poursuit malgré le poids du deuil, en même temps que le monde fait l’expérience de la pandémie, et les États-Unis celle du meurtre de George Floyd.

À travers la narration personnelle du photographe, le récit de l’Amérique contemporaine, divisée et aux identités conflictuelles, se déroule sous nos yeux. Dans un dialogue permanent avec son entourage, l’auteur fait le choix de montrer l’intimité et la vulnérabilité. En se focalisant sur des récits de familles et de communautés, il explore les géographies changeantes des migrations et des réinstallations, et la façon dont ces histoires s’inscrivent dans les paysages du Texas et du sud des États-Unis.

La série de Rahim avait fait l’objet d’un livre paru chez Loose Joints ; « un an et quelques après le diagnostic de mon père, ses appels nocturnes ont commencé à devenir plus fréquents », écrit le photographe, dans le préambule de sa monographie. « Ma sœur et moi, ses plus jeunes enfants, avons passé d’innombrables heures dans sa chambre à prendre soin de lui alors que son corps s’épuisait. De nombreuses nuits, nous quittions sa chambre en sachant que son état empirait, mais nous choisissions de ne rien dire. »

  • Julie Jaubert dresse le portrait d’un jeune homme en quête d’identité

Julie Jaubert est la gagnante de l’appel à auteurs du Festival de photo MAP Toulouse. Dans sa série MIDO elle dresse le portrait d’Ahmed, un garçon dont la vie est marquée par des emprisonnements répétés. Rencontré dans un centre de réinsertion pour jeunes en difficulté, Ahmed rêve d’être mannequin et de briller. Mido est son pseudonyme et dans la série, il tisse un lien tout particulier avec la caméra en devenant personnage de fiction et de documentaire, acteur et modèle.

Mido maîtrise à la perfection l’art de jouer avec son identité, en se montrant à nu tout en restant insaisissable. Ce jeune aux identités multiples, en pleine construction, fascine la photographe autant qu’il reste pour elle un mystère. Alors qu’il est enfermé à la prison de la Santé, la communication entre les deux se poursuit et la vie d’Ahmed devient un conte poétique en images. À l’occasion de la sortie du livre qui est consacré à cette série, la photographe déclarait à propos du jeune Ahmed : « Sa grande fragilité, son caractère autodestructeur, ainsi que sa capacité à se révéler m’ont immédiatement convaincu de la nécessité de le suivre dans son quotidien pendant une période indéterminée. »

  • Christopher Barraja dialogue avec l’invisible

Originaire de Nice et âgé de 25 ans, Christopher Barraja est le lauréat du Grand Prix Picto de la Photographie de mode. Ses photographies baignées de soleil reflètent son amour des paysages du Sud et sa connaissance de la ville de Marseille, où il s’est consacré à des études d’architecture.

Dans sa série gagnante, De Chlore et de Rosé, qui a également fait l’objet d’un livre, il partage un monde saturé où nature et corps humains fusionnent harmonieusement. Victime d’un AVC à l’âge de 20 ans, le photographe a entamé une recherche identitaire subtile, qui le met en lien avec les objets communs de son quotidien et avec ces mondes qu’on ne voit pas. L’invisible devient alors visible à travers l’objectif du photographe, qui sublime Marseille, ville fantasmée par bon nombre d’artistes, mais dont seulement certains cernent véritablement l’énergie tellurique et empreinte de mysticisme.

Quand les jeunes reporters s’emparent des grands enjeux contemporains :

  • La question des mineurs isolés dans l’objectif de Felipe Romero Beltrán

Lauréat du prix FUJIFILM Circulation(s) 2022, Felipe Romero Beltrán s’est distingué avec sa série Dialect, qui porte sur la question des mineurs isolés. Son travail, à la croisée de la fiction et du documentaire, manipulant photographie et vidéo, a fait l’unanimité du jury de Circulation(s).

Felipe suit ces jeunes migrants depuis 2020. Ils vivent dans la ville de Séville dans l’attente d’un statut de normalisation qui leur permette de rester sur le sol espagnol. Pendant ce temps, l’administration doit décréter si oui ou non ces jeunes peuvent accéder à ce statut, après avoir traversé le détroit de Gibraltar, frontière maritime entre l’Espagne et le Maroc, illégalement. « Les photographies explorent différentes expériences, où le corps entre en dialogue avec les souvenirs », explique le photographe qui achèvera son travail seulement quand les jeunes hommes obtiendront leur autorisation de résidence, fin 2022 ou début 2023.

Le photographe raconte alors le temps de l’attente, où souvenirs, anxiété et espoirs se mélangent. « La notion d’immobilité m’intéresse en photographie. La dialectique que présentent le corps immobile et l’objet immobile me permet de plonger dans ce temps – hors la loi – de l’attente », expliquait-il à Fisheye.

Originaire de Bogota, résident en Espagne et où il mène un doctorat en photographie, Felipe n’en est pas à son premier reportage de photographie sociale. Dans l’une de ses dernières séries, Bravo, il suivait le parcours des migrants qui tentent de franchir la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Le projet est un essai qui enregistre les corps, les objets et les architectures d’un lieu qui précède, en suspension, l’entrée dans un nouveau territoire.

  • Cyril Zanettacci : la pandémie racontée par les sans-abris

Face au covid-19, les inégalités de traitement dans le suivi médical sont devenues un véritable sujet de société. Alors que les plus privilégiés disposaient de logements secondaires, possibilités d’accès au vaccin et disponibilité d’aide, les plus fragiles ont subi de plein fouet la crise sanitaire. C’est cette injustice que Cyril Zanettacci, lauréat du Prix Caritas de la Photo Sociale 2022, raconte dans sa série L’hôpital de la rue.

Dans cette série, le photographe développe le récit de la pandémie vue par les personnes sans-abris accueillies dans le Centre d’Hébergement et d’Assistance aux Personnes Sans-Abri (CHAPSA).
C’est au cœur d’une unité de soins pour sans-abris que le photographe assiste en 2021 au déferlement de l’épidémie du Covid-19. Situé à Nanterre, aux portes de Paris, le Centre d’Hébergement et d’Assistance aux Personnes Sans-Abri (CHAPSA), lieu unique en France, accueille et accompagne des sans-abris dans un parcours de soin.

Avec ses airs d’hôpital abandonné, le centre accueille des sans-abris depuis la fin du XIXème siècle. Dans ce bâtiment à l’abandon, manquant cruellement de structures et de matériel, sont aussi accueillis des migrants, des femmes fuyant les violences domestiques, et toute personne nécessitant une aide médicale ou une assistance. Mais le lieu fonctionne au système D, oublié par l’Etat, qui ne débloque pas assez de fonds pour la médecine sociale. Considérée à tort comme une sous-branche, cette discipline est pourtant fondamentale – notamment en temps de crise.

Par ce travail approfondi, bouleversant et sensible, Cyril Zanettaci confirme une belle carrière de reporter : il a en effet déjà collaboré avec des grands médias internationaux et plusieurs ONG et il est membre de l’Agence Vu’.

  • Amber Bracken lève le voile sur le génocide des primo-natifs au Canada

S’il y a un nom à retenir absolument en cette année 2022, c’est bien celui d’Amber Bracken. La photographe canadienne a remporté le World Press Photo 2022 avec une série bouleversante qui aborde sans filtres le sujet du génocide des primo-natifs au Canada perpétré per les institutions catholiques du pays. Alors que le Pape François vient de reconnaître, cet été, ce génocide et la responsabilité de certains dignitaires de l’Eglise dans celui-ci, le sujet est plus actuel que jamais.

Dans sa série Pensionnat de Kamploops, elle photographie ainsi les robes rouges accrochées aux croix funéraires des enfants autochtones morts au pensionnat de Kamploops, où ils subissaient un processus violent d’assimilation forcée. Cette pratique, qui s’est arrêtée seulement dans les années 1990, a fait des milliers de victimes. À Kamploops, plus de 215 sépultures juvéniles ont été identifiées. Les robes rouges symbolisent la douleur infligée aux enfants et à leurs familles.

Originaire de l’Alberta, cette photojournaliste indépendante basée à Edmonton, au Canada, photographie principalement dans l’ouest de l’Amérique du Nord afin de mieux comprendre les répercussions que certains enjeux de société ont sur son entourage proche. Son travail explore les intersections de la mixité culturelle, de l’environnement et de la décolonisation, en abordant les relations qui lient les humains et les tensions historiques qui peuvent les caractériser. Avec le World Press Photo, elle remporte l’une des plus prestigieuses reconnaissances au monde pour les photojournalistes.

©Cyril Zannettacci

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Article rédigé par
Costanza Spina
Costanza Spina
Journaliste