Entre les BD, les films et les séries, les super-héros sont partout. Ils ont envahi la pop culture à coups de planches colorées, mais derrière les combats et les punchlines se cachent des discours résolument politiques. Décryptage avec William Blanc, auteur de Super-héros, une histoire politique.
Sur la couverture de Captain America Comics #1, le super-héros donne un coup de poing à Hitler. Quelles sont les réactions des comics face aux conflits géopolitiques ? Restent-ils neutres ou prennent-ils parti ?
Seconde Guerre mondiale, Vietnam, Afghanistan… Dès que les États-Unis sont en guerre, ça se reflète dans les comics. Il y a parfois des prises de position radicales. Cette couverture de Captain America est un exemple frappant. Le comics est sorti en mars 1941 et, à cette époque, les États-Unis n’étaient pas encore en guerre. Pourtant, les auteurs (qui étaient issus de l’immigration juive ashkénaze) ont pris position contre Hitler et les éditeurs ont suivi.
Ils venaient d’un milieu populaire et étaient influencés par des idées progressistes. Pour eux, Hitler représentait un adversaire, et ils voulaient réaffirmer cette séparation entre la démocratie américaine et le totalitarisme raciste et antisémite allemand. Ce comics a connu un énorme succès, mais une partie importante de la population ne voulait pas entrer en guerre. Il y a eu de très fortes réactions : les auteurs ont reçu des lettres de menace et le maire de New York a dû intervenir en leur faveur.
Les comics racontent donc des histoires ancrées dans l’actualité. Peut-on les considérer comme des outils politiques ? Représentent-ils une menace pour certains gouvernements ?
Les comics américains étaient évidemment censurés en URSS et dans les régimes totalitaires, mais la censure la plus connue s’est déroulée aux États-Unis. Durant la Seconde Guerre mondiale, ces bandes dessinées ont développé un point de vue progressiste mais, dès la fin du conflit, il y a eu un retour de bâton avec le maccarthysme. Ce n’était pas juste une réaction anticommuniste durant la guerre froide. Les cercles conservateurs pensaient que la gauche avait trop d’influence et qu’elle finirait par détruire l’Amérique. Donc tous les discours progressistes étaient ciblés, y compris les idées féministes. Si les femmes ont pu accéder à certains emplois durant la Seconde Guerre mondiale, le maccarthysme a voulu imposer ce modèle de “la bonne ménagère”. Ils voulaient revenir à des rôles plus “traditionnels”.
En 1954, les éditeurs ont adopté un code d’autocensure : le Comics Code. Ils ont interdit aux auteurs de développer des contenus trop violents, trop politiques, trop sexuels… Les comics ont souffert durant les années 1950. Une bonne partie des super-héros n’étaient plus publiés, comme Captain America ou Wonder Woman. Cette dernière était particulièrement ciblée, car elle montrait une femme forte qui sauvait les hommes. La polémique est même remontée jusqu’au Sénat américain !
D’un point de vue légal, le Comics Code a existé durant plus d’un demi-siècle, mais les éditeurs ont décidé de contourner la censure en développant des propos politiques dès les années 1960. Spider-Man parlait par exemple des problèmes de la jeunesse durant cette décennie.
Dans votre livre, vous expliquez que de nombreux auteurs viennent de milieux défavorisés. Leurs origines se ressentent-elles dans leurs œuvres ?
Oui, et on les ressent d’ailleurs dès le tout début des comics. Dans les aventures de Superman, on retrouve des propos très politiques et pro-syndicats. On sent notamment l’influence du New Deal de Roosevelt, cet ensemble de mesures progressistes développées à partir de 1932. Le super-héros punit des patrons trop durs avec leurs employés, détruit des taudis… Les créateurs de Superman ont grandi dans des quartiers pauvres, ils connaissent ces milieux. Dans leur esprit, le super-héros incarne un futur meilleur, et ça passe aussi par des réformes sociales. Ce propos va disparaître dans les années 1950, puis revenir durant la deuxième partie des années 1960.
Pourriez-vous assigner certaines tendances politiques aux super-héros ?
C’est difficile, car ils sont passés entre les mains de nombreux auteurs. Par exemple, des milliers de personnes se sont emparées de Superman en 84 ans donc il a été influencé par des visions politiques différentes – mais je dirais qu’il penche du côté progressiste. Néanmoins, certains super-héros sont plus proches d’un bord politique en raison de leur histoire ou de la manière dont ils ont été conçus. Captain America et Wonder Woman sont progressistes alors que Batman et le Punisher sont plutôt conservateurs (même si on peut trouver des exceptions).
Certains citoyens et politiques se sont servis des histoires de Batman pour mettre en avant une politique très sécuritaire. De son côté, le Punisher utilise des armes à feu et il est devenu un symbole réactionnaire. Il a été utilisé par certaines personnes lors de la tentative de coup d’État au Capitole, mais on le voit aussi sur des voitures de patrouille de policiers américains.
Des électeurs de droite, voire d’extrême droite, mettent en avant ce personnage, car ils voient en lui une forme de justice expéditive dans laquelle la police a le droit d’utiliser des armes pour faire régner l’ordre. Le créateur du Punisher est monté au créneau sur Twitter. Il a demandé à ses fans d’arrêter de le prendre comme modèle, car il l’a écrit comme un personnage dangereux et non pas un idéal à suivre.
Les super-héroïnes ont commencé à s’affirmer dans les années 1970, en réponse à la poussée des revendications féministes. Les comics véhiculent-ils réellement ces idées ?
On peut dire qu’ils diffusent des pensées féministes, mais elles sont propres à chaque époque. William Moulton Marston [le créateur de Wonder Woman, ndlr] se définissait comme tel, mais la plupart des féministes actuelles ne se reconnaîtraient pas dans ses opinions et les trouveraient datées. Cependant, il insuffle l’idée selon laquelle les États-Unis seront gouvernés par des femmes dans le futur. Dans les années 1970, Wonder Woman était d’ailleurs utilisée par des militantes.
Cependant, il ne faut pas être naïf. Il y a aussi une dimension commerciale. Aujourd’hui, le féminisme est un sujet qui marche (et tant mieux), mais il crée des marchés et peut attirer de nouveaux spectateurs. Malgré tout, ça n’empêche pas de véritables prises de position de la part des auteurs.
N’y a-t-il pas une certaine masculinité toxique chez les super-héros ? Les comics sont marqués par une ultraviolence, par le culte de la virilité, les femmes doivent être sauvées par les hommes…
Dès le début des comics, Moulton Marston se moquait de ces super-héros très musclés. Donc cette réflexion n’est pas nouvelle, elle est apparue dans les années 1940. Mais ces corps sont aussi liés à cette idée selon laquelle la science peut améliorer l’humanité – que ce soit politiquement, techniquement, socialement ou physiquement. Par exemple, un homme chétif comme Captain America peut devenir très musclé grâce à un sérum. Il y a aussi un espoir de progression sociale.
Ceux qui viennent de milieux défavorisés voient leur corps comme un outil pour s’en sortir. Les premiers culturistes venaient de l’immigration et de milieux pauvres. On retrouve encore très souvent cette imagerie du super-héros très musclé, mais elle commence à changer. On voit de plus en plus de personnages avec des plastiques moins parfaites. C’est le cas de Miss Marvel, qui est une adolescente tout à fait “normale”.
Depuis quelques années, DC et Marvel représentent de plus en plus de minorités. Est-ce une réelle évolution de leur part ou un simple coup marketing ?
C’est compliqué de faire la part des choses. Effectivement, on voit de plus en plus de personnages racisés ou LGBTQIA+, mais il faut se demander pourquoi. D’un côté, les auteurs veulent vraiment développer un propos inclusif, mais de l’autre, les firmes se disent qu’il y a une nouvelle part de marché à conquérir. Black Panther est apparu en 1966, et il a été créé par Stan Lee et Jack Kirby, deux artistes issus de l’immigration juive et de milieux populaires. Ils étaient donc influencés par des idées progressistes.
Cependant, Marvel s’est aussi dit qu’il y avait un public afro-américain de classe moyenne à saisir pour toucher encore plus de lecteurs. Le cas de Miss Marvel est aussi très parlant. Les parents de l’adolescente sont pakistanais. D’un côté, le film est intéressant car il nous montre une Amérique diverse. De l’autre, le sous-continent indien est un immense marché en devenir. Donc la réponse à votre question est : les deux.
Votre livre explique qu’au début des comics, deux mondes s’opposaient : l’ancien, représenté par les châteaux, et le nouveau, personnifié par des super-héros qui volent et sont libres de leurs mouvements. Ces bandes dessinées tentent-elles de nous redonner foi en l’avenir ?
Superman est l’homme du futur. Il nous montre que l’avenir sera meilleur grâce à la science et la technologie. Ses auteurs l’ont créé dans les années 1930, durant la crise économique et en pleine montée du fascisme. Ils avaient besoin d’espoir. On n’a pas besoin d’avoir fait l’ENA pour comprendre que le contexte actuel et notre futur ne sont pas très rassurants, et les comics nous transmettent l’idée que la science apportera la solution.
Dans Avengers: Endgame, le monde perd la moitié de sa population (on peut y voir une allusion au réchauffement climatique) et tout s’arrange grâce à la technologie. C’est une manière de se reconnecter avec un espoir dans le futur. Est-ce trop naïf de croire que la solution viendra uniquement de la science ? Chacun l’interprète comme il le souhaite. Mais, ce qui est sûr, c’est que les super-héros diffusent cette idée.
Super-héros, une histoire politique, William Blanc, Libertalia, 430 p., 10 €.